Un miracle et un cauchemar. Croire que la démission de Mario Draghi, jeudi 21 juillet, plonge dans l’angoisse une majorité d’Italiens et d’Européens serait une grave erreur. Oui, le départ de l’ancien président de la Banque centrale européenne (2011-2019) intervient au pire moment économique pour son pays, endetté à hauteur de 150% de son produit intérieur brut et sous la menace de taux d’intérêt qui repartent fortement à la hausse. Le qualificatif «irresponsables», employé par le très austère commissaire européen à l’économie Paolo Gentiloni envers les trois partis qui ont abandonné «Super Mario» (Forza Italia de Silvio Berlusconi, la Lega de Matteo Salvini et Les 5 étoiles de Giuseppe Conte), résume d’ailleurs tout. Pour Gentiloni, le précipice est proche et son pays pourrait bien basculer dedans lors des législatives du 25 septembre.
Un triumvirat européen avec Macron et Scholz
Rien d’étonnant. La façon dont Mario Draghi, 74 ans, était parvenu, depuis sa nomination à la tête du gouvernement italien en février 2021, à imposer sa volonté aux partis et à confier les rênes à des ministres technocrates rassurait à Bruxelles. Son nom, pour l'Union européenne, était synonyme de l'indispensable crédibilité de la part d'un pays qui a reçu la part belle du récent plan de relance communautaire «Next Generation EU», avec 191,5 milliards d'euros sur 750 empruntés par l'UE. Mieux: avec le président français, Emmanuel Macron, et le chancelier allemand, Olaf Scholz, l’heure du triumvirat européen, constitué par les trois plus grandes économies de la zone euro, était redevenu d’actualité. La preuve à Kiev, où les trois hommes firent le choix de se rendre ensemble en train le 16 juin, pour témoigner leur solidarité avec le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, et dissiper les doutes sur les sentiments pro russes toujours vifs au sein de leurs milieux d’affaires respectifs.
Le problème est que Mario Draghi, à tort ou à raison, incarne aussi une autre Europe. Une Europe des élites administratives et financières. Une Europe infiltrée par les grandes banques anglo-saxonnes, dont il fut un représentant éminent comme vice-président de Goldman Sachs entre 2002 et 2005, alors que cette institution aidait les Grecs à maquiller les vrais chiffres de leur dette souveraine. Une Europe qui refuse le résultat des urnes lorsque celles-ci se rebellent, comme en France à l’issue du référendum du 30 mai 2005 sur le projet de constitution européenne.
Une Europe plus technocratique que démocratique
Une Europe dont l’essence est, au fond, plus technocratique que démocratique. «Le technopopulisme réapparaît dans la politique italienne par l’intermédiaire du leadership institutionnel de Draghi, à la frontière avec des formes de post-parlementarisme et d’antipolitique, commentait mardi 19 juillet l’analyste Lorenzo Castellani dans Le Grand Continent. Il met en avant la stabilité et l’ordre comme contrepoint efficace aux incertitudes des programmes souverainistes, populistes et radicaux.» Sauf que les élections, jusque-là, ont plutôt donné raison à ces approches défendues en Italie par les 5 étoiles et la Lega, ou en France par le Rassemblement national et la France insoumise…
À lire aussi
Il suffisait de regarder les réseaux sociaux s’enflammer dès que le risque de démission de Mario Draghi a commencé à poindre cette semaine. L’offensive contre sa personne a été ciblée, redoutable, refusant l’évidence d’une Italie grande malade économique de l’Union européenne. «Draghi personnifie à la fois la confiance et la défiance. C’est son terrible handicap», reconnaissait devant nous récemment Jean-Hervé Lorenzi, du Cercle français des économistes.
La sanction de l’ambivalence
Un autre économiste français célèbre, Thomas Piketty, espérait pour sa part que l’Italien parviendrait à s’immiscer dans le duo franco-allemand. «J’ai envie de lui faire confiance, expliquait-il en 2021 au micro de France Inter. Il milite pour une Europe plus unie, pour un budget communautaire plus important. S’il va vraiment au bout de son idée, il peut préfigurer un noyau dur européen capable de voter à la majorité un nouveau plan de relance, des mesures contre le dumping fiscal et social…» Problème: un an et demi plus tard, la force de conviction de Mario Draghi n’a guère produit de résultats sur ces terrains.
Le départ de Mario Draghi sanctionne cette ambivalence. Le sauveur monétaire de l'euro en 2012 ne s'est pas transformé en rassembleur politique. Ses chances de faire barrage à la droite populiste restent d'ailleurs pour l'essentiel...dictées par l'économie: «La Banque centrale européenne a été de loin le plus gros acheteur de dette italienne ces dernières années et l’arrêt prochain des politiques d’achats massifs de titres par la BCE pose à nouveau la question de la soutenabilité de la dette publique italienne», soulignait, début juin, une note des économistes Juliette Cohen et Bastien Drut. Tel sera, sans doute, le thème dominant des prochaines législatives dans la Botte. Avec une question: que faire si une majorité d’électeurs italiens boude, dans l’isoloir, l’élitisme européiste de «Super Mario»?