«Ni les sanctions répétées contre les oligarques, ni le blocage de l’activité internationale de la Banque centrale russe, ni les interdictions d’exportations de produits sensibles vers la Russie, ni l’embargo sur le charbon de l’Oural, etc., n’ont atteint l’objectif initial qui leur était fixé: alourdir le coût de la guerre au point d’y faire renoncer son instigateur.» L’auteur de ces lignes est l’essayiste français Dominique Seux, directeur délégué du quotidien économique «Les Echos». En quelques mots, tout est dit.
Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine par la Russie le 24 février, l’Union européenne a imposé six séries de sanctions à l’encontre de Moscou, comprenant des mesures restrictives ciblées (sanctions individuelles), des sanctions économiques et des mesures diplomatiques. Toutes ont été mises en œuvre par la Suisse, à la suite de la décision prise le 28 février par le Conseil fédéral.
Problème: aussi sévères et ciblées soient-elles, et malgré la promesse des Etats-Unis d’infliger «la mère de toutes les sanctions à la Russie», le pouvoir de Vladimir Poutine ne semble pas vaciller pour le moment. Au contraire: ses menaces d’interruption du ravitaillement de l’Europe en gaz le place en position de force. C’est ce cercle vicieux que les ministres européens des Affaires étrangères des 27 pays membres de l’Union européenne ont abordé ce lundi 18 juillet à Bruxelles. Voici les obstacles qui restent à surmonter pour espérer mettre à genoux l’économie russe.
Premier obstacle: Les magnats russes peuvent encore voyager et commercer
Derrière chaque transaction, chaque contrat, chaque livraison de pièces détachées ou chaque container de biens de consommation, il y a des hommes, des lignes de crédit, bref, de l’argent qui circule. Or bientôt cinq mois après le début de la guerre en Ukraine, la manne financière russe n’est pas tarie. Certes, l’espace Schengen, les Etats-Unis ou des pays tels que le Japon, l’Australie ou le Canada sont interdits d’accès à Poutine, à son ministre des Affaires étrangères, Serguei Lavrov, aux oligarques liés au Kremlin comme Roman Abramovitch, aux 351 députés de la Douma d’État russe (chambre basse du Parlement) qui ont voté en faveur de la reconnaissance de Donetsk et de Lougansk le 15 février 2022, aux membres du Conseil national russe de sécurité et à toute une série de fonctionnaires, d’hommes d’affaires et de militaires.
De nombreuses autres portes leur restent toutefois ouvertes, comme celle des pays du Golfe, d’Israël (l’État hébreu se refuse toujours à appliquer les sanctions européennes, tout en jurant qu’il contrôle les allées et venues des oligarques sur son territoire et leurs transactions) ou de la plupart des pays asiatiques. Un grand basculement est à l’œuvre et les flux commerciaux en provenance de et vers la Russie ont été redirigés vers l’est.
D’où la volonté des Européens de s’attaquer à l’une des sources principales de revenu de l’appareil étatique russe: les exportations d’or. Le sujet est discuté à Bruxelles. Avec, là aussi, un sérieux risque d’échec: «Les exportations d’or de la Russie ont déjà été réorientées depuis le début de la guerre, vers l’est plutôt que vers l’ouest, ce qui reflète l’auto-sanction des acteurs du marché de l’or du monde occidental», estimait fin juin Carsten Menke, analyste chez Julius Baer.
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Deuxième obstacle: L’embargo sur le pétrole russe, adopté, n’est toujours pas en vigueur
En juin 2022, les 27 pays membres de l’UE ont adopté un sixième train de sanctions qui interdit notamment l’achat, l’importation ou le transfert de pétrole brut et de certains produits pétroliers de Russie vers l’Union, d’ici à six mois pour le pétrole brut et d’ici à huit mois pour d’autres produits pétroliers raffinés. Problème: cet embargo comporte des trous (une exception temporaire est prévue pour les importations de pétrole brut par oléoduc dans les États qui ne disposent pas de solution de rechange viable, comme la Hongrie, la Bulgarie et la Croatie) et il pèse peu, sur le plan financier, par rapport à ce que le gaz continue de rapporter chaque jour au régime de Poutine.
Un coup d’œil sur le baromètre des livraisons de gaz actualisé quotidiennement par le projet Russian Energy Export Tracker montre que la Russie a empoché du 24 février à la fin juin 93 milliards d’euros grâce à ses exportations énergétiques, dont 57 milliards en provenance des pays de l’UE. Sur cette période, la Chine en a été le plus grand importateur après l’UE, avec 12,6 milliards d’euros. Parmi les Européens, l’Allemagne vient juste derrière avec 12,1 milliards d’euros, suivie de l’Italie avec 7,8 milliards. Ces chiffres disent, sans ambages, le rapport de force qui demeure en faveur de Moscou.
Troisième obstacle: Le respect intégral des sanctions financières n’est pas encore acquis
Il suffisait de parcourir, ce week-end, la Une du «Financial Times» pour se rendre compte des «loopholes» (les trous) dans le filet supposé étanche des sanctions financières contre la Russie. Que révèle le FT? Que le gouvernement ukrainien s’est tourné vers la Federal Reserve Bank américaine et vers la Banque centrale européenne pour dénoncer plusieurs banques coupables de «crimes de guerre», selon Kiev.
Plusieurs établissements financiers de premier plan sont accusés: JP Morgan, HSBC, Citigroup ou le Crédit Agricole. Des banques que le Ministère ukrainien de la justice menace de poursuivre devant la Cour pénale internationale (CPI) car elles «soutiennent pas leurs transactions le régime criminel de Vladimir Poutine». La CPI, basée à La Haye, ne peut pas poursuivre des entreprises mais elles pourraient inculper les dirigeants de ces banques. La banque américaine JP Morgan est accusée de continuer à prêter de l’argent au géant énergétique russe Vitol, et à demeurer actionnaire de Gazprom, Sberbank et Rosneft.
Pour mémoire, les sanctions européennes empêchent à ce jour dix banques russes et quatre banques biélorusses d’effectuer ou de recevoir des paiements internationaux en utilisant le système SWIFT. Ces établissements ne peuvent dès lors ni obtenir des devises étrangères, ni transférer des avoirs à l’étranger. L’UE a aussi interdit toutes les transactions avec la Banque centrale de la Fédération de Russie relatives à la gestion de ses réserves et de ses actifs. En février 2022, les réserves internationales de la Russie représentaient 643 milliards de dollars (579 milliards d’euros). A l’évidence, le verrou financier européen n’est pas verrouillé à double tour.
Quatrième obstacle: Les frontières russes ne sont pas fermées, loin de là
La Russie a toujours tiré avantage de son immense territoire. La décision de l’UE d’interdire à tous les avions russes l’accès à son espace aérien et à ses aéroports de l’UE n’empêche pas une partie des lignes aériennes de fonctionner, en particulier via les pays du Golfe ou la Turquie, pourtant membre de l’OTAN, l’Alliance atlantique dominée par les Etats-Unis. Certes, les compagnies aériennes russes ne peuvent pas acheter d’aéronefs, de pièces de rechange ou d’équipements pour leur flotte et ne peuvent pas effectuer les réparations ou les inspections techniques nécessaires. Un problème pour une flotte commerciale russe produite aux trois quarts dans l’UE.
Du côté maritime, 2800 navires russes sont aussi interdits d’accès dans les ports européens. Mais un très vieux mode de contournement existe et demeure: les pavillons de complaisance. La Russie est isolée. Elle n’est, après cinq mois de guerre en Ukraine, ni hermétiquement fermée, ni coupée du reste du monde.