Et si le marché européen de l’électricité avait accouché d’un monstre, à savoir des prix de l’énergie bien supérieurs à ce qu’ils devraient être pour de nombreux États membres de l'UE et pour leurs concitoyens? C’est à cette question que les Chefs d’État ou de gouvernement des 27 pays membres de l’Union européenne doivent en partie répondre lors de leur dernier sommet de l’année 2022, ce jeudi 15 décembre à Bruxelles.
Pourquoi maintenant? Pour deux raisons.
La première est que les inégalités de tarifs sont en train de devenir intenables en plein hiver. L’Espagne et le Portugal, qui s’approvisionnent en gaz liquéfié depuis les États-Unis et produisent une part importante de leur électricité grâce aux énergies renouvelables, continuent en effet depuis le début de la guerre en Ukraine d’afficher des tarifs autour de 250 à 300 euros le mégawatt/heure, alors que celui-ci coûte 418 euros en France, où il a grimpé jusqu’à 800-1000 euros en août!
+27% en 2022 pour l’électricité en Suisse
En Suisse, l’augmentation des factures d’électricité a atteint 27% en 2022 selon la Commission fédérale de l’électricité. Comment justifier, dans ces conditions, une politique énergétique commune alors qu’au final, les consommateurs s’acquittent de sommes très différentes pour se chauffer et s’éclairer. Qui profite? Qui perd? Qui gagne? Plus ces questions perdurent, plus elles minent les fondements même d’un marché commun de l’énergie.
La seconde raison pour laquelle la situation est en train de devenir intenable tient au prix du gaz, et aux conséquences du plafonnement envisagé par la Commission européenne. Cette proposition, dont les 27 pays membres de l’Union européenne ont débattu ce jeudi et dont ils reparleront le 19 décembre, consiste à utiliser le levier du marché européen de 450 millions d’habitants pour dicter les prix aux fournisseurs de gaz. L’idée est que les Européens s’entendent pour ne pas acheter au-delà de 275 euros.
Les pays fournisseurs de gaz «tiennent» leurs clients
Conséquence: les pays les plus tributaires du gaz dans leur approvisionnement énergétique (Allemagne, Pologne, Autriche, Pays Baltes, Slovaquie, Hongrie) ne pourront pas être pris en otage par leurs fournisseurs tels le Qatar, l’Azerbaïdjan ou l’Algérie. Problème: cette volonté de plafonner les prix n’est pas assurée de fonctionner si la pression est trop forte et si les pays producteurs refusent.
Plus grave: elle ne tient pas compte de la diversité des options énergétiques. Pourquoi s’engager à s’approvisionner en gaz à un certain prix si d’autres sources d’énergie (nucléaire, renouvelables...) sont moins onéreuses, ou si les relations particulières d’un pays consommateur avec son fournisseur lui permettent d’obtenir un meilleur tarif?
L’électricité n’est pas un vaccin
La comparaison avec l’approvisionnement en masques et en vaccins durant la pandémie est souvent évoquée. L’Union européenne affirme que la mutualisation de ses moyens et de ses investissements a permis à tous ses membres d’accéder au meilleur prix aux doses vaccinales si convoitées. Mais l’électricité n’est pas un vaccin. Elle ne peut pas être stockée. Le marché du gaz est mondial. Les Etats-Unis, alliés des Européens cherchent à écouler au prix fort leur gaz liquéfié. Bref, l’idée selon laquelle l’unité paie en matière d’approvisionnement électrique n’est pas du tout prouvée.
Plus problématique encore: il est impossible de délier la question des prix de l’énergie de la concurrence et de la volonté européenne de rapatrier des filières industrielles sur son territoire. L’Allemagne a pu conserver ses industries car elle s’approvisionnait en gaz russe bon marché. Pourquoi d’autres pays de l’UE, et des pays tiers ayant accès au marché européen comme la Suisse, ne profiteraient pas aujourd’hui d’une énergie moins chère? C’est le raisonnement de la France qui mise sur son parc nucléaire de 56 réacteurs. Une fois réparés (une vingtaine sont encore à l'arrêt), ceux-ci garantiront à l’industrie française une manne énergétique à prix très abordable. Pourquoi ne pas en faire profiter ses entreprises?
La crise engendrée par la guerre en Ukraine a démontré deux choses
La guerre en Ukraine a démontré deux choses. D'abord, que le prix de l’électricité, essentiel pour l’économie et la population d’un pays, ne peut pas être confié au seul mécanisme de marché au niveau européen, vu les disparités entre les besoins et les infrastructures de chaque État membre. La preuve? L’idée du plafonnement est revenue en force.
Ensuite, cette crise a démontré qu'il est impossible d’unifier les prix de l’électricité en Europe si le réseau (les centrales, câbles, les pylônes...) et les ressources énergétiques ne sont pas gérés en commun.
La Commission européenne doit, dans les prochains jours, mettre un projet sur la table des 27. Celui-ci doit, en théorie, donner aux énergéticiens un signal positif pour des investissements à l’échelle du continent. L’idée est bonne. L’intégration énergétique des réseaux est indispensable. Mais croire qu’il faut faire payer le même prix à tous les consommateurs est un concept très risqué. Car devant la crise énergétique, et devant les fournisseurs mondiaux, tous les clients ne seront jamais égaux. Même s’ils sont représentés par un acheteur commun.