L’accusé est parfait. Les circonstances du crime ne pouvaient pas être plus limpides. Haro sur le Qatar, soupçonné d’être à l’origine des liasses de billets retrouvées vendredi 9 décembre au domicile bruxellois de l’ex-vice-présidente grecque du Parlement européen Eva Kaili, et en Italie chez l’ancien eurodéputé Pier-Antonio Panzeri.
Confiée à la justice belge, habilitée à intervenir au sein des institutions européennes en cas de «flagrant délit», l’enquête semble déjà accablante. Et tout le monde la commente à juste titre.
Un autre visage du Qatar
Voici l’autre visage du Qatar révélé. Pas celui que l’Émirat s’emploie à montrer depuis les débuts de la Coupe du monde de football. Pas celui d’un pays du golfe de trois millions d’habitants moderne, ouvert et mondialisé. Celui d’un État gazier corrupteur, qui fait tomber des années une pluie de dollars sur l’occident, et en particulier sur les gouvernements européens, comme l’ont raconté dans «Qatar Papers» (Ed. J’ai Lu) les journalistes français Christian Chesnot et Georges Malbrunot.
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Faut-il donc s’arrêter là et en déduire que le «diable» Qatari est maintenant démasqué et pourra être terrassé? Certainement pas. D’abord parce que l’affaire Eva Kaili, qui implique l’entourage italien de cette ancienne présentatrice de la TV grecque, démise mardi de ses fonctions de vice-présidente du parlement européen, mérite quand même un arrêt sur image.
Des liasses de billets alors que les banques des pays du golfe peuvent encore dissimuler bien des transactions secrètes? Des sacs de cash retrouvés aux domiciles des suspects lors des perquisitions, y compris dans l’appartement bruxellois d’Eva Kaili, dans une résidence remplie d’autres collègues du parlement? Un flagrant délit opportunément signalé à un juge belge reconnu pour ses investigations contre la criminalité financière? Première question à se poser.
Qui a intérêt à discréditer l’Union européenne (UE) et ses institutions? Et si le Qatar, qui ne peut pas se défendre publiquement en plein Mondial, faisait un coupable trop idéal? Le mot «Kompromat» (compromission), souvent utilisé pour désigner les coups bas des services de renseignement des pays de l’ancien bloc soviétique, refait logiquement surface.
Deuxième obligation: regarder les faits en face. Sur le Qatar, le soutien au Mondial de foot et les interventions en faveur des lois en matière de droit du travail dans l’Émirat reprochés à Eva Kaili ne sont qu’une partie du dossier.
Fief sunnite, bastion des Frères musulmans avec la Turquie, le Qatar est aussi, de facto, un acteur clé du financement de certaines officines islamistes actives en Europe en France. Son nom revient dans le dossier controversé de la Femyso (Forum of European Muslim Youth and Student Organizations), cette organisation musulmane de jeunes qui a obtenu de faire participer des étudiantes voilées dans les campagnes de communication de la Commission européenne.
S’arrêter au ballon rond et aux droits des travailleurs serait donc une énorme erreur. Et s’arrêter au Qatar aussi. Hier, la Libye de Kadhafi arrosait elle aussi de billets ses détracteurs occidentaux. L’Arabie saoudite et son prince héritier Mohammed Ben Salman, à nouveau reçu en grande pompe malgré le meurtre du journaliste Jamal Kashoggi le 2 octobre 2018, ont toujours utilisé ses pétrodollars. La Suisse, où l’Azerbaïdjan (spécialiste de la diplomatie «du caviar») a copieusement investi l’argent de ses richesses gazières, doit aussi faire preuve de lucidité. Le Qatar, seul corrupteur? Le pire serait d’y croire.
Oui, la corruption existe à Bruxelles
Viennent ensuite les autres questions qui fâchent, auxquelles les institutions européennes feraient bien de répondre d’urgence. Oui, la corruption existe à Bruxelles, son quartier général. Oui, elle y est sans doute bien plus importante que dans d’autres capitales, compte tenu du poids de l’UE sur les règles de gouvernance internationale dont les corrupteurs cherchent à s’affranchir. Oui, le Parlement européen, qui n’est contrôlé par personne d’autre que la très inactive OLAF, l’agence anti-Fraude de l’Union, est le maillon faible.
Au sein de l’institution, 705 eurodéputés. Une légion d’anciens élus qui continuent de graviter à Bruxelles dans des associations comme «Fight Impunity», l’organisation de défense des droits de l’homme montée par l’ex-eurodéputé socialiste italien Pier Antonio Panzeri. Une Cour des comptes européenne basée à Luxembourg qui ne dispose pas de pouvoirs d’enquête approfondie. Oui, tout cela doit être revu. L’urgence de la transparence s’impose. Mais…
La Chine, le complexe militaro-industriel, la pharma…
Mais? Prenons trois dossiers bien distincts. Le premier concerne la Chine, dont «l’ingérence dans les infrastructures européennes» était précisément discutée au parlement européen juste avant le débat sur la corruption qatarie présumée, mardi 13 décembre. La Chine invite. La Chine influence. La Chine dispose d’énormes moyens financiers et économiques. Le Qatar est-il vraiment la seule puissance dont il faut se méfier?
Second dossier: celui des multinationales sous toutes leurs formes, notamment américaines. L’UE est une puissance réglementaire qui cherche à imposer ses normes à ses voisins et à la planète. C’est d’ailleurs ce que lui reproche en partie la Suisse, qui abrite depuis des décennies les QG de multinationales du tabac.
Le tabac? Un Commissaire européen à la santé, le Maltais John Dalli, a dû démissionner en 2012, soupçonné d’avoir tenté une directive communautaire anti-fumeurs. On peut citer aussi le complexe militaro-industriel, même si les compétences de l’UE en matière de défense restent limitées.
Pour rappel, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, est arrivée à Bruxelles au sortir d’une affaire tumultueuse en Allemagne. Elle avait, comme ministre de la Défense, fermé les yeux sur l’emploi de consultants privés pour plus de 200 millions de dollars. Le Bundestag avait mené l’enquête.
Retrouvez les questions posées par l’eurodéputée Michèle Rivasi
Ajoutons enfin les industries pharmaceutiques. Depuis la pandémie de Covid-19, deux eurodéputées, l’écologiste française Michèle Rivasi et l’élue italienne de droite Francesca Donato, accusent aussi Ursula von der Leyen d’avoir couvert l’attribution de fonds européens pour le vaccin à une société de biotechnologie dirigée par son mari, Heiko von der Leyen.
Les deux élues ont adopté des positions très «antivax» au Parlement européen. Leurs collègues les décrivent comme des «complotistes». Reste une question: pourquoi la présidente de la Commission a-t-elle effacé, ou perdu, des SMS échangés avec le géant pharmaceutique américain Pfizer en pleine pandémie?
Ces SMS ont été réclamés. La médiatrice de l’Union a ouvert une enquête, conclue en juillet 2022 par un avis pour le moins ambigu. Elle a aussi jugé que cette affaire devait servir de «réveil» pour les institutions communautaires, en matière de transparence. Elle a déploré une «mauvaise gestion administrative» et demandé qu’à l’avenir «tous les échanges de messages électroniques soient considérés comme des 'documents UE' afin de répondre aux demandes de consultation par le public». Malaise…
Facile, trop facile de cibler l’argent du Qatar
Le Qatar, diable corrupteur? «Oui nous sommes attaqués, confirme à Blick l’eurodéputée française Nathalie Loiseau, auteure de 'La guerre qu’on ne voit pas venir' (Ed. Observatoire). Mais ces attaques ne viennent pas que d’une source. Il est temps de mettre en place une stratégie de riposte anticorruption unifiée et crédible, et une autorité de contrôle ayant compétence sur toutes les institutions.»
Logique. Le parlement européen, qui vote des résolutions sans effet direct sur le terrain, mais souvent commentées dans les médias et regardées par les bailleurs de fonds internationaux, est le premier visé. Les députés européens, élus pour cinq ans, sont des cibles faciles, ayant peur ensuite d’être battus et cherchant à se «recaser». Mais quid des hauts fonctionnaires de la Commission ou des diplomates du Conseil, l’instance qui représente les 27 États membres, deux institutions dotées de pouvoirs bien plus importants?
Bruxelles, nid d’espions?
Facile, trop facile de cibler l’argent présumé du seul Qatar à Bruxelles, capitale connue pour être un nid d’espions. C’est une enquête au long cours sur les risques de corruption dans les institutions européennes qui est maintenant indispensable.