Le cinéma est mort, vive le cinéma. On annonce la fin du septième art depuis (au moins) trois ans, avec un Covid-19 qui aurait définitivement convaincu tout le monde de rester assis sur son canapé et surtout une création en chute libre. Les Américains recycleraient leurs franchises de super-héros à l’infini et jusqu’au bout de l’ennui, pendant que les Européens (et notamment les Français) s’englueraient dans des comédies ineptes jusqu’au bout de la gêne. On ne va pas se mentir, ce fut parfois le cas, avec «The Flash» ou «Astérix & Obélix: l’empire du milieu».
Et pourtant. Entre un Festival de Cannes de très haute volée (on attend encore quelques chefs d’oeuvre dès le début 2024), des documentaires et des films d’animation toujours meilleurs, des retours en grâce ou des premiers longs métrages impressionnants, 2023 fut une belle année cinéma. Dont voici la crème de la crème.
The Fabelmans
Oui, Steven Spielberg parle de lui, sa vie, son œuvre, dans un film de 2h30. Mais il est rare de voir un objet aussi maîtrisé de bout en bout. Sammy Fabelman, l’alter ego de fiction du réalisateur américain, est un petit garçon passionné par les images qui apprend seul l’art du montage et de la mise en scène, pendant que le couple formé par ses parents se déchire.
On retiendra que «The Fabelmans» n’est pas seulement, selon l’expression consacrée (et légèrement agaçante) «une déclaration d’amour au cinéma». C’est aussi la confession douloureuse d’un artiste conscient que l’amour de son métier l’a rendu difficile à vivre, l’a éloigné de ses proches et de la vie qui n’est pas sur pellicule. Émouvant mais pas niais, et surtout magnifiquement bien filmé, avec des scènes qui restent en tête bien après la projection.
Aftersun
Si Steven Spielberg est le vétéran de la sélection, la Britannique Charlotte Wells, elle, est la petite nouvelle. «Aftersun» raconte l’histoire d’un père célibataire et de sa fille qui se retrouvent tous les deux en vacances dans un hôtel en Turquie. Et c’est tout. La petite navigue entre le bar, qui ne peut lui servir que du soda, et la piscine, pleine d’autres jeunes dont elle aimerait être l’amie. Le père (Paul Mescal, dont le talent éclabousse tous les écrans depuis sa révélation avec la série «Normal People») trimballe son spleen derrière elle.
Tout l’intérêt d’«Aftersun» est dans ce qui n’est pas montré mais que l’on devine: la difficulté de devenir parent trop jeune, qui plus est quand on ne peut pas tout offrir à son enfant, l’envie de grandir un peu trop vite quand on n’est pas encore tout à fait adolescente. Et la fin du film est la meilleure utilisation de la version d’«Under Pressure» par Queen et David Bowie.
Oppenheimer
C’est peu dire que Christopher Nolan nous aura fait vivre des montagnes russes ces dernières années. Après un magistral «The Dark Knight», le catastrophique «The Dark Knight Rises». Après un nullissime «Tenet», la renaissance «Oppenheimer». Sorti face à «Barbie», sur un registrement nettement moins rose et pailleté, ce film de 3h raconte la vie du créateur de la bombe atomique en empruntant des chemins de traverse qui l’empêchent de se transformer en biopic plat comme on en voit tant.
Christopher Nolan raconte en réalité l’histoire d’un échec: le basculement d’un monde vers la violence la plus terrible sous prétexte de vouloir le rendre plus sûr. Si on peut regretter une sous-caractérisation des personnages féminins, «Oppenheimer» est un grand film sur la culpabilité et la plus parfaite illustration de la maxime de Rabelais: «Science sans conscience n’est que ruine de l’âme.»
Past Lives
À 12 ans, Nora quitte sa Corée du sud natale avec ses parents pour le rêve américain. Elle perd au passage Hae Sung, son ami d’enfance. Des années plus tard, ils se retrouvent sur les réseaux sociaux, se reparlent. Elle ne parle plus si bien coréen, a oublié les odeurs et les bâtiments de Séoul, se couche quand lui se lève. Est-il possible de rattraper le temps perdu? De défier les séparations imposées par les circonstances pour se retrouver?
«Past Lives», de Céline Song, pose toutes ces questions avec délicatesse, bien aidé par son formidable duo de comédiens, Yoo Teo et Greta Lee. Le film est une formidable peinture du couple et de la distance incompressible entre deux êtres («Tu rêves dans une langue que je ne comprends pas», dira-t-on à Nora), parsemée de dialogues à tomber.
Le Ravissement
Ravissement, nom masculin: fait d’être ravi. Ravissement, nom masculin: action d’enlever de force. Bien sûr, l'ambiguïté du titre du premier long métrage d’Iris Kaltenbäch est toute voulue. L’histoire est celle de Lydia et Salomé. La première est sage-femme, meilleure amie de la seconde, et toutes deux ne semblent jamais sur la même longueur d’onde. Quand Lydia rame pour une histoire d’amour un peu nulle avec un chauffeur de bus, Salomé connaît la joie de tomber enceinte. Quand Salomé accouche, elle tombe en pleine dépression post-partum et c’est son amie, véritablement ravie donc, qui s’occupe de son enfant. Et forcément, tout va dérailler.
«Le Ravissement» décrit sans jugement mais pas sans précision la spirale de mensonges dans laquelle tombe une femme que rien ne prédestinait à cela. C’est à la fois cruel, d’une sobriété très élégante, et magnifiquement interprété par l’actrice Hafsia Herzi, dont le visage de madone porte tout le mystère du monde.
Tár
Qui est Lydia Tár? Est-ce vraiment la cheffe surdouée d’un grand orchestre symphonique allemand, génie de son temps? Ou est-ce un tyran qui martyrise ses élèves et ses musiciens, et s’est rendue responsable de la disparition d’une jeune femme? Lorsque la cheffe d’orchestre (incarnée avec vigueur et puissance par l’immense Cate Blanchett) reçoit des e-mails de menace, sa vie bascule.
La grande idée du réalisateur de «Tár», Todd Field, est de rester en permanence dans la zone grise de ce qui s’est réellement produit. Ce qui l’intéresse, ce sont les mécanismes de pouvoir et d’emprise qui se mettent en place dans un monde ultra-compétitif (qui se trouve être celui de la musique, mais aurait pu être transposé à bien d’autres activités). À l’heure où l’on excuse bien des comportements inacceptables sous prétexte que les gens seraient des génies, ce film porte toutes les nuances qui manquent au débat public.
Les filles d’Olfa
Olfa est une mère tunisienne de quatre filles. Mais un jour, elle en a perdu deux. Que leur est-il arrivé exactement, à ces filles «avalées par les ténèbres»? La réalisatrice, Kaouther Ben Hania, ne le dit pas tout de suite. Pour le comprendre, il va falloir suivre son film documentaire, d’une originalité folle. La cinéaste a en effet interrogé Olfa et ses deux filles, Eya et Tayssir. Mais elle a aussi casté deux jeunes actrices pour prendre la place de Rhama et Ghofrane, celles qui manquent, et la star tunisienne Hend Sabri pour rejouer des scènes de la vie d’Olfa lorsque celle-ci était jeune.
Le résultat est éblouissant. Devant sa caméra s’engagent des discussions entre les comédiennes de métier et les «vraies» actrices de cette histoire. Elles y interrogent la violence patriarcale, intégrée et propagée par les femmes elles-mêmes, l’extrémisme religieux et les espoirs de voir tomber enfin les carcans de la société à laquelle elles appartiennent. Il est rare de sortir d’un film en se disant qu’on n’a jamais vu ça. C’est exactement ce qui se produit avec «Les filles d’Olfa».
Mon ami robot
Il aura fallu attendre le 27 décembre pour que la Suisse romande découvre enfin l’un des meilleurs films de 2023. «Mon ami Robot» a pourtant de quoi décourager un peu sur le papier: il s’agit d’un film d’animation, genre assez méprisé dès qu’Hayao Miyazaki n’est pas impliqué dans l’affaire, sans aucun dialogue. Et pourtant, voilà un petit bijou à voir avec ou sans enfants.
L’histoire est celle de «Dog», un chien, qui achète un robot pour (enfin) avoir quelqu’un avec qui partager ses plats surgelés le soir devant la télévision. La stratégie fonctionne encore mieux qu’espéré, et tous les deux sont inséparables. Jusqu’à ce qu’après une (magnifique) journée à la plage, Dog doive abandonner Robot, aux articulations coincées par l’eau de mer, sur place. Vont-ils se retrouver un jour? Réalisé par l’Espagnol Pablo Berger, «Mon Ami Robot» est une formidable variation sur le thème de la solitude, illuminée par une bande-son incroyable (nous sommes à New-York dans les années 1980). Une merveille.
Le règne animal
S’il vous fallait une preuve que le cinéma français produit autre chose que des comédies nulles qui se ressemblent toutes, elle s’appelle «Le Règne Animal». Après son premier film déjà extraordinaire, «Les Combattants», le réalisateur Thomas Cailley confirme son talent et son ambition. Il imagine l’histoire d’un père, François, et son fils, Émile, partis à la recherche de la mère, dans un monde dans lequel certains humains mutent peu à peu en animaux.
Capturées, incarcérées ou «hospitalisées», ces «bestioles», comme les appellent les hommes qui les renient, sont traquées toute la journée. Mais Émile commence bientôt à lui aussi subir des transformations… Tout à la fois réflexion écologique et humaniste (difficile de ne pas faire le parallèle entre des migrants et les mutants du film), «Le Règne Animal» est aussi un coup de force en matière d’effets spéciaux. Thomas Cailley a d’ailleurs travaillé avec le dessinateur de BD genevois Frederik Peeters pour élaborer toutes les bêtes de son long métrage.
Anatomie d’une chute
Une fois n’est vraiment pas coutume, nous sommes tombés d’accord avec le jury du Festival de Cannes, qui a accordé sa Palme d’or à «Anatomie d’une chute». La réalisatrice Justine Triet suit Sandra, une écrivaine à succès, dont le mari Samuel a fait une chute mortelle depuis le balcon de leur chalet. Très vite, le doute porte sur la responsabilité de cette femme dans ce qui pourrait bien ne pas être un simple accident. Mais le seul témoin est Daniel, leur fils de 11 ans, malvoyant. Sous ses allures de film de procès, «Anatomie d’une chute» est la dissection en règle des mécanismes du couple.
Qui choisit vraiment dans la vie à deux? Est-on toujours maître de son temps, de ses ambitions, de ses désirs, ou faut-il absolument faire des compromis qui deviennent rapidement des sacrifices insoutenables? Voilà un film passionnant, où rien n’est jamais tranché, où l’excellentissime actrice allemande Sandra Hüller brille encore une fois, et que Barack Obama lui-même a placé dans son top 10 2023. Bref, un grand, grand film.