Sur le balcon de leur appartement veveysan, un grand Bouddha en pierre veille silencieusement, encadré d’herbes hautes, très vertes. C’est dans ce décor follement paisible que Marion Chaygneaud-Dupuy et Erick Rinner ont vécu leur convalescence, il y a deux ans, après la greffe de rein qui a sauvé la vie d’Erick: «J’étais allongé juste là, face au lac, c’était parfait», se souvient-il, désignant l’un des canapés du salon.
Difficile d’imaginer que ce couple rempli d’énergie est passé par de vertigineuses montagnes russes, il y a si peu de temps. Tous deux ont repris leurs voyages, le surf et la natation, laissant l’opération dans leur sillage, comme un tremplin vers une ère plus belle. La Suisse est leur pied-à-terre commun, alors qu’ils oscillent allègrement entre la montagne et le lac: «Je suis en pleine forme», commente Erick, dont la mine lumineuse confirme les propos.
Ce n’était pourtant pas le cas il y a une bonne décennie, lorsque son corps tire la sonnette d’alarme. Avant même de connaître Marion, le Luxembourgeois de 57 ans, investisseur privé de métier, a frôlé le pire: «Je suis un produit d’une forme de capitalisme extrême qui glorifiait la productivité et l’hyperactivité, reconnaît-il. Je n’arrêtais pas une seconde, je travaillais 14 heures par jour, je courais des marathons, j’étais triathlète… En 2005, un check-up médical a révélé une tension artérielle beaucoup trop haute.» Suite à trois mois de tests, ainsi qu’une biopsie des reins, Erick, alors âgé de 38 ans, s’entend annoncer que la dialyse ou la greffe seront ses uniques options, d'ici à deux ans.
«On m’a conseillé de m’asseoir, de me reposer»
Mais le ciel n’a pas le temps de s’effondrer: sans hésiter une seconde, il saute dans un avion pour le nord de l’Inde, aux sources du Gange, où il puisera les clés nécessaires à prendre soin de sa santé: «J’y ai rencontré un médecin tibétain proche du Dalaï Lama, qui m’a conseillé de changer ma manière de penser, en prenant le temps de m’asseoir, de ralentir.» Méditation et repos remplacent la frénésie de son quotidien, lui permettent de gagner de belles années sur la maladie, alors que son organisme remonte la pente, lentement, mais sûrement.
«Puisque les Tibétains m’avaient tellement donné, j’avais envie de rendre quelque chose, reprend-il. C’est alors qu’on m’a parlé de Marion, de ses projets destinés à sauver l’écosystème local en Himalaya.» Installée à Lhasa, au Tibet, depuis ses dix-huit ans, la Française est alors guide de trekking dans les montagnes himalayennes, très investie dans le lancement de son projet «Clean Everest», qui a retiré 10 tonnes des déchets jonchant ce sommet, sur la face Nord tibétaine.
Pas un coup de foudre
Touché par cette mission, Erick décide de soutenir la jeune femme de 32 ans: «C’était en 2012, on s’est parlé pour la première fois par visioconférence, se souvient-il. Elle m’a impressionné, je me suis demandé comment une femme dotée d’une si petite voix pouvait affronter l’Everest!» Or, tous deux sont loin du coup de foudre, bâtissant d’abord une relation purement professionnelle. Avec humour, Erick ajoute: «D’ailleurs, elle avait les cheveux très courts à l’époque!».
Marion, dont la longue chevelure brune tombe désormais en cascade jusqu’à son bassin, poursuit: «On s’est rencontrés plusieurs fois par la suite, en travaillant ensemble pendant six ans, dans le cadre du projet. Erick venait me rendre visite sur place. Et ensuite, en 2018, on s’est rapprochés.» Elle aime son leadership assuré teinté de douceur. Il aime sa ferme détermination enrobée de grâce, ainsi que sa compassion. Entre eux, l’amour nait avec la lenteur et la force contradictoires des eaux volcaniques.
La dialyse, sinon rien
À ses prémisses, leur couple est caractérisé par la distance, aucun d’entre eux n’étant prêt à trop s’appuyer sur l’autre. L’indépendance est cultivée autant que la pleine conscience, que chacun pratique de son côté via la méditation. Mais en 2020, lorsque la pandémie éclate, Marion se retrouve coincée à Kathmandu: «Je ne pouvais plus rentrer chez moi, donc je suis allée m’installer en Suisse avec Erick. C’était un emménagement un peu précipité, mais tout s’est bien passé entre nous.»
Peu après, les reins d’Erick décrètent qu’ils en ont eu assez: «J’enseignais beaucoup, je m’étais remis à trop donner, et je sentais que ça recommençait, admet-il. Mais je ne voulais pas accepter que tous les efforts mis en place pour retrouver la santé ne suffisaient plus. En 2021, 16 ans après le diagnostic initial, mon médecin me recommande une dialyse immédiate. Mais je voulais aller jusqu’au bout de ce que je pouvais réguler par moi-même! Nous avions prévu un séjour en Inde, les spécialistes m’ont sommé de ne pas y aller… je ne les ai pas écoutés.»
Aucune peur, juste de l'acceptation
Le corps d’Erick se plie à sa persévérance et le voyage se déroule sans encombre. Mais au retour, le médecin insiste: l’hôpital devient une nécessité. «J’avais déjà fait les tests en 2021 et découvert que nous étions presque entièrement compatibles pour une greffe, précise Marion. J’ai toujours su, depuis un très jeune âge, que je voudrais donner un organe, un jour, me mettre au service de la vie de cette manière-là. J’étais prête pour cela, c’était une évidence pour moi.»
Après d’innombrables aller-retours au centre de dialyse («Erick devait reprendre des forces avant la chirurgie», précise Marion), il est temps de se rendre au CHUV pour rejoindre le bloc, un par un. Avaient-ils peur, la veille de l’intervention? Peur de mourir, de subir des séquelles? Tous deux secouent la tête: absolument pas. «J’étais préparée, dans l’acceptation totale de tout ce qui pouvait arriver, souligne Marion. Les psychologues étaient étonnés de nous voir si calmes. Je pense que c’est notre pratique de la méditation qui a permis cela.»
Pour éclairer l’aspect médical de ce témoignage, Nathalie Pilon, infirmière coordinatrice et référente du don vivant au CHUV, nous a donné quelques précisions quant aux subtilités de chaque opération. En effet, celle qui accompagne les donneurs et receveurs dans leurs parcours souligne que chaque expérience est entièrement personnelle: «Tout dépend des patients, c’est un processus très émotionnel.»
Les chirurgies, elles, sont bien maîtrisées: «Le don de rein consiste en une intervention par laparoscopie assistée de la main, réalisée uniquement par des spécialistes et dont la durée équivaut à celle de la transplantation, soit entre 3 et 4 heures, explique notre intervenante. Il s’agit de prélever le rein avec les vaisseaux dont on a besoin, puis de s’assurer que le patient ne risque pas de saigner après l’opération. Celle-ci demande certaines précautions, puisqu’elle est réalisée sur une personne en excellente santé: de nombreux examens bien précis sont réalisés au préalable.»
Au niveau de la transplantation, il s’agit d’ouvrir la fosse iliaque d’un côté, avant d’y placer le rein sain et d’assurer la suture des vaisseaux, en connectant la veine, l’artère et l’urètre sur la vessie du recevoir. «On sait par expérience que le donneur ressent davantage de douleurs que le receveur, qui reçoit de fortes doses d’immunosuppresseurs, dont le pouvoir anti-inflammatoire réduit la douleur, souligne Nathalie Pilon. Par ailleurs, la personne ressent souvent une forme d’euphorie liée au fait d’avoir reçu l’organe qui marque le début de la récupération de sa maladie rénale.» Dans le cas du donneur, l’essentiel est donc de gérer la douleur, les potentiels effets secondaires de la morphine, et de soigner la cicatrice.
Un temps de convalescence différent
Voilà qui fait écho au témoignage de Marion et Erick, qui ont surtout relaté leur temps de repos, post-opération: «Le temps de convalescence est plus long chez les receveurs, qui ont plus de contrôles médicaux, confirme l’infirmière. Le premier mois, ils viennent deux à trois fois par semaine et, en raison des traitements immunosuppresseurs, ne peuvent pas être en contact avec beaucoup de gens. Généralement, nous préconisons trois mois d’arrêt, mais certaines personnes sont obligées de reprendre leur activité professionnelle plus rapidement, pour des raisons financières.»
Un élément qui n’apparaît pas dans le témoignage, focalisé sur l’expérience d’un couple, est l’existence des dons altruistes, en offrant un organe à une personne qu’on ne connaît pas: «Cela requiert évidemment des contrôles médicaux et des consultations psychologiques, mais je dirais que cela arrive une fois par an environ», conclut Nathalie Pilon.
Pour éclairer l’aspect médical de ce témoignage, Nathalie Pilon, infirmière coordinatrice et référente du don vivant au CHUV, nous a donné quelques précisions quant aux subtilités de chaque opération. En effet, celle qui accompagne les donneurs et receveurs dans leurs parcours souligne que chaque expérience est entièrement personnelle: «Tout dépend des patients, c’est un processus très émotionnel.»
Les chirurgies, elles, sont bien maîtrisées: «Le don de rein consiste en une intervention par laparoscopie assistée de la main, réalisée uniquement par des spécialistes et dont la durée équivaut à celle de la transplantation, soit entre 3 et 4 heures, explique notre intervenante. Il s’agit de prélever le rein avec les vaisseaux dont on a besoin, puis de s’assurer que le patient ne risque pas de saigner après l’opération. Celle-ci demande certaines précautions, puisqu’elle est réalisée sur une personne en excellente santé: de nombreux examens bien précis sont réalisés au préalable.»
Au niveau de la transplantation, il s’agit d’ouvrir la fosse iliaque d’un côté, avant d’y placer le rein sain et d’assurer la suture des vaisseaux, en connectant la veine, l’artère et l’urètre sur la vessie du recevoir. «On sait par expérience que le donneur ressent davantage de douleurs que le receveur, qui reçoit de fortes doses d’immunosuppresseurs, dont le pouvoir anti-inflammatoire réduit la douleur, souligne Nathalie Pilon. Par ailleurs, la personne ressent souvent une forme d’euphorie liée au fait d’avoir reçu l’organe qui marque le début de la récupération de sa maladie rénale.» Dans le cas du donneur, l’essentiel est donc de gérer la douleur, les potentiels effets secondaires de la morphine, et de soigner la cicatrice.
Un temps de convalescence différent
Voilà qui fait écho au témoignage de Marion et Erick, qui ont surtout relaté leur temps de repos, post-opération: «Le temps de convalescence est plus long chez les receveurs, qui ont plus de contrôles médicaux, confirme l’infirmière. Le premier mois, ils viennent deux à trois fois par semaine et, en raison des traitements immunosuppresseurs, ne peuvent pas être en contact avec beaucoup de gens. Généralement, nous préconisons trois mois d’arrêt, mais certaines personnes sont obligées de reprendre leur activité professionnelle plus rapidement, pour des raisons financières.»
Un élément qui n’apparaît pas dans le témoignage, focalisé sur l’expérience d’un couple, est l’existence des dons altruistes, en offrant un organe à une personne qu’on ne connaît pas: «Cela requiert évidemment des contrôles médicaux et des consultations psychologiques, mais je dirais que cela arrive une fois par an environ», conclut Nathalie Pilon.
«J’ai dû apprendre l’interdépendance»
Marion est opérée la première et son rein retiré. Erick entre au bloc juste après, afin que le greffon soit implanté dans son corps. Elle se réveille avant lui, les médecins la rassurent d'emblée: les procédures se sont bien passées. Le rein de Marion fonctionne même si parfaitement que le corps d’Erick ne parvient pas immédiatement à s’y faire, rechignant à concentrer les urines. («Tous les médecins plaisantaient en disant que c’était un rein de compétition», sourit Marion.) Mais tout se stabilise vite. «Les équipes médicales ont été incroyables, dans le soin total, se souvient la donneuse. Nous avons vraiment été émerveillés par leur gentillesse.»
Erick décrit une gratitude infinie, «une seconde naissance», tandis que Marion sait qu’elle devra vivre une pente descendante avant d’aller mieux, le temps que son corps s’habitue à fonctionner avec un seul rein: «J’allais souvent dans la chambre d’Erick pour recevoir un peu de ses énergies positives», sourit-elle. Après plusieurs jours d’hospitalisation, plus nombreux pour Erick, qui risque le rejet d’organe, le couple rentre à la maison pour se reposer.
Une convalescence différente
Si Marion se remet facilement de l’opération, sa vie tarde un peu à redevenir comme avant. Elle s’inquiète de ne pas réussir à reprendre la même activité physique qu’avant: «Moi qui étais si solitaire, je suis devenue plus dépendante, comme si je voulais inconsciemment suivre mon rein, en restant près d’Erick», explique-t-elle. Heureusement, au bout d’un an, son corps récupère les mêmes capacités d'endurance qu’avant la chirurgie.
Cette épreuve rapproche le couple, qui découvre simultanément le même défi: «Vivre une convalescence alors que son partenaire comprend exactement ce qu’on traverse, c’est plutôt rare et très précieux, estiment Marion et Erick. Quand l’un passe une mauvaise journée, l’autre a probablement traversé la même et peut compatir. Sinon, c’est impossible de se mettre à la place de l’autre, dans ce type de situation.»
«L’expérience nous a rapprochés»
Aujourd’hui, Marion est entièrement remise, continue de gravir des montagnes et de préserver la nature sur l’Everest. Erick a repris le travail, mais sans excès: «Je suis incroyablement reconnaissant, tout ceci ne serait pas possible sans Marion», répète-t-il.
Chaque matin, au réveil, le couple prononce les mêmes mots: «Bonjour, cadeau de la vie». Ils sourient en partageant cette anecdote, mais l’expression se veut bien plus qu’une simple flatterie. Après tout, le destin les a réunis au bon moment, avec une compatibilité tellement, littéralement, parfaite qu’elle semblait écrite d’avance: «On ne devrait jamais prendre les personnes qu’on aime pour acquises, martèle Marion. Ce sont vraiment des cadeaux de la vie, il faut se le dire.»
De leur côté, ils y pensent chaque jour. À chaque brasse dans le Léman, chaque voyage au Tibet, chaque vague balinaise surfée. Ils y pensent juste assez pour s’apprécier entièrement à tout moment. L’opération et la douleur, ils les ont déjà presque oubliées.