On commence à en avoir l'habitude, des images générées par l'intelligence artificielle (IA). Au premier coup d'œil, elles ressemblent à des photos ordinaires. Au second, lorsqu'on constate des mains à huit doigts, des bouches à trois rangées de dents ou d'autres détails aussi dérangeants que monstrueux, elles ne trompent plus personne. Enfin presque: énormément de boomers tombent encore dans le panneau.
Pour le constater, il suffit de se rendre sur Facebook (le compte de vos parents fera parfaitement l'affaire). Le réseau social préféré des anciens s'est mué en désolation infestée de pages spécialisées dans la publication de ces images fake. Pas pour faire enrager, énerver ou polariser, non: la plupart sont des posts mielleux dégoulinant de positivité.
Ces photos suggèrent souvent des histoires positives: des enfants ou des grands-mères qui auraient construit quelque improbable création, des animaux hyper mignons, de jeunes femmes fières d'être éboueuses ou d'avoir réalisé un gâteau, des maisons ou des cabanes dans les bois, des images de Jésus, etc.
Sans jamais préciser qu'il s'agit d'une image générée par IA, un court texte encourage systématiquement les internautes à commenter, liker, ou tout autre prétexte pour générer de l'engagement: «qui osera liker?», «je l'ai fait moi-même!», «notez ma sculpture», «partagez svp»…
En examinant les commentaires, il est clair que les auteurs sont en majorité des personnes d'un certain âge. Et il est encore plus clair que toutes se sont fait royalement couillonner, écrivant des commentaires dithyrambiques, souvent accompagnés d'émojis ou de gifs lourdingues: «vous êtes très belle....amitiés....Gerard....», «magnifique! amicalement, Jocelyne», «AMEN, soutien à nos troupes», pour n'en citer que quelques-unes.
Du fake pour du fric
Pourquoi de telles pages veulent-elles pigeonner nos petits vieux? Contrairement à d'autres fake news à velléités politiques ou idéologiques, ces images n'ont qu'un seul but: générer de l'engagement (commentaires, likes, partages…) afin d'être mis en avant sur un maximum d'écrans par les algorithmes de Facebook. Autrement dit, faire du clic, puis du fric. «Les méthodes des manipulateurs [politiques] ont depuis longtemps été anticipées par ceux qui ont une autre motivation: gagner de l'argent» écrivent des chercheurs de l'Université Stanford dans une étude sur le sujet (en prépublication).
Un mécanisme que certains savent exploiter, d'autant plus que Facebook privilégie depuis peu les publications natives (un message, une photo envoyés depuis Facebook) au détriment de celles qui redirigent vers d'autres sites (comme le font les médias, notamment).
Les administrateurs de ces pages ont ensuite plusieurs options. Certains profitent de ce vivier d'internautes crédules pour tenter de leur soutirer de l'argent ou de les livrer à des brouteurs, nom donnés aux escrocs spécialistes des arnaques amoureuses. D'autres redirigent simplement les abonnés vers des sites pourris, métastasés de publicités douteuses. Parfois, la page est revendue à un influenceur en herbe qui n'a plus qu'à la renommer, disposant ainsi d'une confortable base d'abonnés qui ne se rendront compte de rien.
L'internet du futur fait peine à voir
Au vu des statistiques, ces duperies qui empestent les bons sentiments ont l'air de bien fonctionner. Il est difficile de savoir exactement combien de fois ces fakes s'impriment sur les rétines de nos chères têtes blanches.
Selon le rapport de l'Université Stanford, sur les 10 publications les plus vues au second semestre 2023 sur Facebook, l'une était une image générée par IA, sans aucune mention de son caractère factice (une image IA d'une fausse…cuisine). Sur une simple page francophone, une image fake génère entre 2500 et 45'000 likes, voire davantage. Sur le web anglo-saxon, ça se compte parfois en millions. Le jardinier qui plante ces asperges-Jésus a six doigts? Il est quand même partagé 17 millions de fois.
Moins exposés au numérique, les aînés sont plus naïfs au contenu généré par IA, comme le montrent un nombre croissant de travaux. Dès 2019, une étude menée auprès de 414 baby-boomers démontrait que les personnes âgées fréquentent Facebook et Instagram pour compenser le manque d'interactions sociales dans leur vie quotidienne.
Tels des célibataires désespérés de trouver l'amour, les vieux sont prêts à tout pour tromper l'ennui et ne pas rester seuls. Pas étonnant, donc, que leur méfiance s'érode. Ne serait-on pas prêts à tout pour parler à autrui?
Reste que la plupart de ces commentaires sont si naïfs qu'ils en deviennent suspects. On pourrait se demander si ce ne sont pas là aussi de faux commentaires générés par l'IA. Quand la machine produit, publie et commente ses propres contenus sur internet, il ne reste plus aux humains qu'à se déconnecter.