«C’est vrai qu’on ne me demande pas souvent comment je vais, sourit Natalie Guignard, les mains enserrant une tasse de thé brûlante. Je pense que c’est aussi parce que j’ai appris à cacher mes émotions. On est obligé, quand on tient bon pour son couple, pour sa famille.»
Nous sommes dans un café lausannois, à quelques jours seulement du onzième anniversaire de décès de la petite Zoé, 4 ans, arrachée à la vie par un neuroblastome, un type de cancer touchant surtout les enfants. Le mois d’octobre est particulièrement difficile pour sa maman, qui sent les souvenirs ressurgir avec une clarté douloureuse: Zoé est décédée le 26 octobre 2013, deux jours avant son cinquième anniversaire. Depuis, la Romande de 48 ans milite toujours au sein de son association, Zoé4life, dédiée à améliorer la qualité de vie des jeunes patients touchés par un cancer, ainsi que leurs familles.
«En règle générale, ça va, assure-t-elle. Nous avons fait preuve de résilience.» Mais la tristesse n’est jamais loin: les yeux de Natalie Guignard s’embuent immédiatement. Elle s’excuse presque de ce débordement d’émotion, le contient avec l’aisance de ceux qui sont passés maîtres dans l’art de chasser les larmes. De les accumuler dans une boîte de Pandore secrète pour les expulser toutes en même temps, lors de moments propices et privés («en forêt ou seule chez moi», dit-elle).
«J’ai bien compris que mon vécu va toucher les gens»
Voilà donc plus d’une décennie que cette maman et ses collègues organisent des événements annuels de lutte contre le cancer de l’enfant. Le 21 septembre, justement, s’est tenu le traditionnel événement solidaire «Day4life», à Aubonne, accompagné d’une course caritative. L'organisatrice ressent désormais le contrecoup: «Cette journée a impliqué beaucoup de stress et je sens maintenant que toute cette adrénaline va redescendre».
Bien que ces moments demandent beaucoup de travail, ils s’avèrent aussi très salutaires, d’un point de vue émotionnel: «Cela permet de donner un sens à ce qui n’en a pas, de poursuivre le combat de Zoé. J’ai bien compris que le fait de partager mon vécu permet de toucher davantage les gens. Il y a tellement de parents qui ne peuvent ou ne veulent pas parler. Donc quand on y arrive, il faut le faire.»
Pour Natalie Guignard, la sensibilisation du grand public est particulièrement importante: «Octobre rose, par exemple, a pris une telle ampleur parce que des femmes, un jour, ont osé prendre la parole. Tous les parents d'enfants décédés d'un cancer souhaitent que la recherche progresse. Nous essayons de faire entendre leur voix.»
«C’est plus qu’un métier pour moi, c’est une mission»
Ce rôle implique toutefois une dose impressionnante de pression, entre l’organisation des événements, la recherche de sponsors et le soutien aux familles qui prennent contact pour partager leur vécu.
Quand on lui demande si elle a déjà songé à tout arrêter, Natalie Guignard n'hésite pas un instant: «C’est vrai qu’on attend de nous d’être très réactifs et que l’investissement émotionnel n’est pas chiffrable, reconnaît-elle. Je dois apprendre, parfois, à mettre des limites et à me ménager. Nous recherchons aussi de nouveaux bénévoles, pour assurer la relève. Mais je reste très motivée à continuer! C’est bien plus qu’un métier pour moi, c’est une mission.»
«Les gens sont parfois maladroits»
Durant la discussion, alors que son thé refroidit petit à petit, Natalie Guignard évoque plusieurs fois un mantra qui l’encourage: «Je dis souvent qu’on ne choisit pas ce qui nous arrive, mais qu’on peut choisir ce qu’on en fait!»
Cela n'empêche pas des élans de colère de la submerger parfois, sans prévenir: «Le temps adoucit le manque physique de la personne, mais je vis régulièrement des instants de réalisation brutale. Je me rends compte que c’est terriblement injuste, que des enfants meurent toujours de la même maladie, que 350 cas par an en Suisse et 35'000 cas par an en Europe, ce n’est pas un nombre suffisant pour motiver réellement le secteur de la pharmacologie… Mais il ne sert à rien de rester bloqué sur cette colère qui épuise. On ne peut qu’avancer.»
Sur son blog, Natalie Guignard partage des textes spontanés qui lui permettent de trier et de nommer ces émotions pesantes. L’un d’entre eux s’intitule notamment «Le deuil – mode d’emploi», en référence aux propos ou réactions des personnes qui l’entourent: «Je sais que c’est bienveillant et je me montre indulgente avec les gens, mais il m’arrive d’entendre des phrases vraiment maladroites. Par exemple, quand on me dit que mon engagement pour Zoé4life contribue à maintenir Zoé en vie. Je n’aime pas ces mots, car ce n’est pas le cas. Je maintiens en vie son souvenir, oui, mais je réalise bien qu’elle n’est plus là.»
«La réalité nous frappe chaque jour»
Car comment oublier, même le temps d’une journée, la réalité qui a bouleversé sa famille? Son travail pour Zoé4life ne l'enferme pas dans le passé, dit-elle, puisque le passé est inévitable: «Je mets la table pour trois et pas pour quatre. Je croise ses anciens camarades de classe devenus grands. Qu’on s’engage ou non pour la cause, la réalité nous frappe chaque jour. Certains parents souhaitent tourner la page sur la maladie et tout ce qui la concerne, lorsque leur enfant est guéri. Je peux le comprendre, ils ont besoin de retrouver autant que possible leur vie d’avant. Mais moi, je ne pouvais pas revenir au passé: il n'y avait pas d''avant', puisque Zoé est venue au monde avec un cancer.»
Quand des personnes admiratives ou émues lui assurent qu’à sa place, elles n’auraient pas pu tenir bon, Natalie Guignard hausse les épaules: «Mais bien sûr qu’elles auraient pu! Elles n’auraient pas laissé leur enfant au bord de la route! Quand on vit des choses vraiment dures, on se découvre les forces insoupçonnées. Et je reste convaincue que notre fille nous a transmis sa force. C’est ce qui nous permet de continuer.»
Chaque année, au cours du mois d’octobre, Natalie Guignard et son mari s’évadent, le temps de quelques jours de vacances, pour oublier les dates et adoucir le temps qui passe: «C’est la première fois que nous partons tous les deux, car notre fille aînée, en pleines études de médecine, ne pouvait pas nous accompagner.»
Le couple a tenu, malgré ce deuil indicible, malgré quelques épisodes houleux et la nécessité de réaliser que chacun gérait la souffrance à sa manière: «On a su trouver un équilibre et ça se passe bien. La vie continue. Il y a des jours avec et des jours sans. Mais les jours sans, il faut aussi pouvoir faire avec.»