Imaginez que vous possédiez un vignoble à l’étranger, sur lequel vous n’avez pas pu vous rendre depuis plus de dix ans pour des raisons de sécurité. Malgré cela, vous tenez à votre exploitation, à avoir une influence sur la fabrication du vin, et à produire le meilleur nectar de tout le pays.
Ce défi qui semble impossible est la dure réalité des frères libanais Karim (48 ans) et Sandro Saadé (46 ans). En plus du domaine Château Marsyas dans leur pays, ils possèdent et gèrent le domaine de Bargylus, en Syrie. Lorsque la guerre a explosé en 2011, la situation du vignoble a radicalement changé.
Bargylus était le premier vin culte syrien
Le vignoble Bargylus est situé sur un sommet en Syrie, près de la ville côtière de Latika, à environ 900 mètres d’altitude. En 1990, alors que la famille libanaise Saadé recherchait des vignes à Bordeaux, elle a fini par se lancer dans un tout autre projet: créer un nouveau vignoble en Syrie à partir de rien.
À l’aide de conseillers, la famille a planté les premiers cépages en 2000 sur un terrain de près de 12 hectares. Le but était de produire un vin blanc ainsi qu’un rouge d’une qualité exceptionnelles. En raison du terroir local, les cépages Syrah, Merlot, Cabernet Sauvignon, Chardonnay et Sauvignon Blanc ont été choisis.
La viticulture étant très rare en Syrie, il a fallu former le personnel local à tous les procédés. Aujourd’hui, près de 30 familles syriennes travaillent sur le vignoble, faisant de celui-ci un important employeur. En 2006, le premier cru Bargylus vit le jour et remporta immédiatement un excellent accueil.
Gestion par téléphone et taxi
En 2012, les deux frères Karim et Sandro se sont rendus pour la dernière fois sur leur cher vignoble. Depuis, ils ne peuvent plus poser le pied sur le sol syrien, leur sécurité n’étant plus garantie. Pourtant, abandonner leur production n’a jamais été une option. Ils ont donc commencé à accompagner leur personnel syrien par téléphone, depuis le Liban.
Un défi qui peut se révéler compliqué lorsqu'arrive le moment de la récolte. Ce moment est extrêmement important: les vignerons goûtent généralement le raisin tous les jours afin de vérifier la part de sucre, d’acidité, d’arômes ainsi que l’état des tanins. Plusieurs fois par saison, les raisins du domaine Bargylus sont placés dans des boîtes en polystyrène réfrigérées pour être transportés pendant près de cinq heures dans un taxi jusqu’à la frontière libanaise, afin que les frères Saadé puissent le goûter.
Si la qualité du raisin est satisfaisante, les frères demandent à leur équipe en Syrie par téléphone de lancer la récolte. Avec cinq cépages différents sur plusieurs parcelles, il s’agit là d’une prouesse, aussi bien sur le plan logistique qu’œnologique.
Saadé père blessé lors de l’explosion du port à Beyrouth
En 2020, dans la ville portuaire de Beyrouth au Liban, tout près des bureaux de la famille Saadé, une explosion dévastatrice avait causé la mort de plus de 200 personnes.
Les bureaux de la famille Saadé ont été complètement détruits par l’onde de choc. Le père, Johnny R. Saadé, a même passé plusieurs semaines à l’hôpital. C’est à ce moment que la récolte devait avoir lieu. Les frères Karim et Sandro ont donc travaillé depuis l’hôpital tout en restant auprès de leur père.
La bonne surprise des vins Bargylus
Il y a peu de temps, j’ai eu la chance de pouvoir goûter le vin rouge et le vin blanc du vignoble Bargylus, millésime 2014. Le Bargylus blanc, une cuvée de Chardonnay et de Sauvignon Blanc, dégage un parfum intense de pêche, de sureau, de litchi, de melon et de poire. En bouche, il est à la fois concentré et élégamment fluide, il offre une faible acidité ainsi qu’une incroyable fraîcheur. Mon premier vin syrien: exceptionnel!
Le rouge Bargylus 2014 est unique: des arômes envoûtants de datte, de prune mûre, de cassis, de poivre, de clou de girofle, de bois de cèdre sont accompagnés par une bouche incroyablement intense et concentrée, et une finale qui s’étend à l’infini. Un résultat épatant, surtout lorsqu’on sait dans quelles conditions ce vin est fabriqué.
Aujourd’hui, le Bargylus réussit l’exploit logistique (transport routier dans des conteneurs) d’être distribué dans près de 27 pays. Ce n’est donc plus qu’une question de temps avant d’enfin trouver ces vins uniques dans le commerce suisse.