Voilà de nombreuses années que de grands domaines ont recours au cheval pour le travail de la vigne. Pour savoir s’il s’agit d’un simple coup marketing ou d’une réelle forme de travail durable et viable, nous avons contacté deux grands domaines viticoles sur deux continents différents.
Le Suisse Reto Erdin est propriétaire du domaine Léandre-Chevalier à Bordeaux et le Français Christophe Baron fait sensation dans le monde entier avec ses vins Horsepower élevés dans la Walla Walla Valley, aux États-Unis. Dans l’entretien qu’ils ont accordé à Blick, l’un et l’autre évoquent pour la première fois en détail leur travail avec les chevaux.
Qu’est-ce qui vous a poussés à intégrer les chevaux dans votre exploitation?
Reto Erdin: Notre prédécesseur, Dominique Léandre Chevalier, travaillait déjà avec des chevaux. C’est une tradition qui remonte au XIXe siècle sur le domaine. C’est d’ailleurs la perspective de travailler avec les chevaux qui a suscité mon intérêt pour ce domaine il y a presque 20 ans, étant moi-même passionné de chevaux et ayant travaillé pendant longtemps dans le sport de compétition et l’élevage des chevaux. L’intérêt des chevaux en viticulture réside dans le fait que les sols sont mieux traités. Les tracteurs lourds à roues étroites, tels que nous les utilisons en culture traditionnelle, ont pour effet de tasser fortement la terre et de détruire une partie de la vie dans les sols. On peut sentir la différence, voire la humer quand on tient une poignée de terre sous son nez.
Christophe Baron: Ma passion pour les chevaux remonte à mon enfance, où j’ai grandi en Champagne (France) et où ma famille a toujours travaillé depuis 1677. Mon grand-père a utilisé des chevaux de trait jusqu’en 1957, date à laquelle il a acheté un tracteur et envoyé son dernier cheval, Bijou, à la retraite pour qu’il goûte un repos bien mérité. Je suis né en 1970, donc trop tard pour avoir vécu cette mutation, mais j’ai entendu des membres de la famille raconter des histoires palpitantes sur leurs tentatives désespérées de cacher les chevaux face à l’armée allemande pendant la guerre. Je me souviens, quand j’étais enfant, comme j’admirais les percherons blancs majestueux qui broutaient sur les pâturages des collines. Dans mon village, il y avait une dame qui les montait. Imaginez, enfant, voir cet animal somptueux – j’étais à chaque fois très impressionné. Dès le début, j’ai su que, le jour où je serais à la tête de mon propre domaine, j’aurais des chevaux de trait.
Pouvez-vous décrire de manière plus spécifique le type de tâches que vous confiez aux chevaux et ce qui fait leurs qualités particulières?
Christophe Baron: Chaque animal tire un soc déchaumeur en acier forgé, une sorte d’outil agricole qui n’a pratiquement pas changé depuis des siècles. Je me fournis auprès d’Equivinum et de Vitimeca, deux petites sociétés de matériel agricole en France. Chaque soc pèse dans les 40 kilos et peut être doté d’une multitude d’accessoires amovibles afin de répondre à différentes stratégies de lutte contre les adventices à plusieurs endroits. Les chevaux sont équipés de chaussures de cheval de trait artisanales, forgées dans un acier plat de 1/2 pouce, qu’ils doivent impérativement porter pour évoluer sur la plaine alluviale caillouteuse sur laquelle poussent les vignes. C’est un dur labeur auquel se livrent mes chevaux de trait et leurs charretiers pendant les mois de croissance, surtout dans les années humides comme 2022.
Reto Erdin: Nous labourons surtout les espaces entre les rangs de vigne pour que le sol reste meuble et puisse mieux absorber l’eau de pluie. Si le sol est tassé, en revanche, l’eau de pluie va ruisseler en surface et provoquer un balayage des vignes, qui risquent de se retrouver rapidement à l’air jusqu’au point de greffe. Le travail du sol permet également d’éviter l’apparition des adventices.
De combien de chevaux votre équipe est-elle composée?
Reto Erdin: Nous travaillons actuellement avec deux chevaux dont la formation est finie. En parallèle, nous formons aussi deux jeunes chevaux.
Christophe Baron: Au total, nous en avons cinq, trois chevaux belges et deux percherons.
En quoi l’utilisation des chevaux a-t-elle une incidence sur la durabilité et les pratiques environnementales sur vos domaines respectifs?
Christophe Baron: Pratiquer l’agriculture avec des chevaux est incroyablement difficile et extrêmement coûteux – avec l’argent consacré à l’entretien de mes écuries, je pourrais m’acheter une Ferrari neuve chaque année! Mais tout bien considéré, les avantages sont majeurs pour le vignoble. Il faut savoir que l’utilisation de machines lourdes contribue à dégrader la santé des sols en les tassant, alors que le tandem formé par l’humain et l’animal, qui progresse lentement entre les rangées de vigne, crée une structure de sol aérée, idéale pour la viticulture. Les charretiers sont mieux à même de détecter les insectes ou les problèmes d’exploitation potentiels, puisqu’ils sont littéralement à quatre pouces des vignes et qu’ils marchent toute la journée le long des pieds de vigne, et ce, plusieurs fois par an. Chaque tandem parcourt 71 kilomètres par passage et effectue 13 passages par an. Les chevaux sont également meilleurs que les tracteurs pour évoluer sur les terrains pierreux et occasionnent moins de dégâts. Nous voyons dans l’ensemble moins de piquets cassés ou de pieds de vigne abîmés. Le recours aux chevaux contribue également à réduire fortement notre empreinte carbone (les seules émissions causées par les chevaux sont le crottin). Ils sont ainsi au cœur du plan que nous avons élaboré à long terme pour nous adapter au changement climatique et pour préserver ces paysages merveilleux pour les prochaines générations.
Reto Erdin: Nous avons été les premiers dans le Bordelais à obtenir le label neutre en CO2 de la fondation myclimate. En remplaçant le tracteur par le cheval, nous réduisons notre consommation de diesel et par là même les émissions de CO2. Nous utilisons bien sûr le fumier de cheval comme engrais naturel et bouclons ainsi la boucle. Cela nous permet, là encore, de réduire notre empreinte écologique.
À votre avis, quelle sera l’importance des chevaux pour le travail de la vigne à l’avenir? Croyez-vous que l’industrie du vin va s’y intéresser de plus en plus?
Reto Erdin: J’aimerais qu’il en soit autrement, mais je ne crois pas que le fait de travailler avec des chevaux va devenir très populaire. La situation financière de la plupart des vignerons est très précaire actuellement. Par ailleurs, les gens consomment de moins en moins de vin. Autrement dit, je pense que le travail de la vigne va continuer à s’automatiser. Il existe déjà de grandes exploitations qui utilisent des machines autonomes sans conducteur pilotées par GPS pour le travail du sol, le recépage des vignes ou la récolte. Et certains utilisent également des drones pour épandre les produits phytosanitaires et réduire encore les coûts. On ne reviendra pas en arrière. Autrement dit, je pense que les domaines viticoles comme le nôtre, qui misent entièrement sur les chevaux et pas seulement à l’occasion de séances photos pour des journalistes de passage, resteront l’exception.
Christophe Baron: La culture biodynamique faisant appel à des chevaux est une idée qui revient en force dans les vignobles de certains des domaines les plus prestigieux du monde, comme celui de la Romanée-Conti en Bourgogne. Une bouteille de DRC Romanée-Conti Grand Cru peut être estimée à plus de 20 000 dollars. En 2019, un flacon de 1945 a atteint le prix record de 558 000 dollars lors d’une vente aux enchères chez Sotheby’s. Nos vins Horsepower sont loin de rivaliser avec ces prix astronomiques et nous ne produisons que 2000 caisses par an. J’aimerais voir davantage d’exploitations viticoles utiliser des chevaux pour maintenir les anciennes traditions, mais aussi réduire l’impact sur les sols et créer des vins de grande qualité, ce qui est difficile à obtenir avec une agriculture mécanisée.