L’autre matin, Sandrine Pally a vu son mari, Yuttakan Pongkunsup, débouler dans la cuisine de leur maison familiale pour lui dire qu’il fallait absolument ajouter des bouteilles en format Magnum sur la carte de Suahoy, le restaurant thaï qu’ils ont ouvert ensemble en septembre 2021 à Genève.
Bonne idée pour le business, mais mauvais timing. «Il était très tôt, se souvient Sandrine. Nos deux enfants n’avaient pas encore pris le petit-déjeuner, moi non plus. Je lui ai répondu qu’il fallait me laisser le temps d’émerger.»
Parler boulot, même en se brossant les dents
La veille de notre interview, c’est vers minuit que Yuttakan a soumis sa nouvelle idée à Sandrine. «Il voulait que je prenne des notes pour un business plan», sourit-elle.
Yuttakan déborde d’énergie et de projets et - manque de bol pour le sommeil de Sandrine - n’a «pas envie de partager [ses] idées avec quelqu'un d'autre que [sa] femme». Le quotidien de ces sympathiques époux qui se sont rencontrés à Bangkok en 2010 résume bien celui des couples restaurateurs. Ouvrir un resto à deux, c’est parler boulot partout, tout le temps, y compris pendant le brossage des dents.
«Tout tourne autour du restaurant»
Chez Virginie Girin-Rey et Cédric Rey, à la tête de la rôtisserie Au Gaulois à Romainmôtier, dans le canton de Vaud, les vies familiales et professionnelles se mélangent aussi en permanence.
La famille vit au premier étage de la bâtisse. «Tout tourne autour du restaurant, estime Virginie. Selon les moments, on est soit au rez-de chaussée, soit au premier étage de la maison.»
Inutile de parler de cloisonnement entre le pro et le perso à cette fille de cuisinier, diplômée de l’école hôtelière. Elle n’a jamais envisagé un autre mode de fonctionnement. Même chose pour Cédric, qu’elle a d’ailleurs rencontré à La Fleur de Sel à Cossonay où il était chef de partie, et elle chef de rang. «J’ai toujours travaillé avec la personne qui partageait ma vie, raconte Virginie. Comme j’adore mon métier et que je suis très impliquée, ça me prend du temps. S’il n’était pas dans ce milieu et associé avec moi, on ne se verrait pas beaucoup.» Attention, «se voir» ne signifie pas du tout roucouler en coupant du pain pour la 12. Mais cela permet de regarder dans la même direction.
À lire aussi
«On ne parle jamais de sujets personnels au restaurant»
Dans un boulot où on ne compte pas ses heures, souvent qualifié de «métier passion» par celles et ceux qui l’exercent, la présence d’un compagnon ou d’une compagne est précieuse. «J’ai toujours voulu avoir ma propre affaire, confie Jérémy Desbraux, de la Maison Wenger à Noirmont (Jura). Me lancer avec ma femme Anaëlle a facilité les choses. C’est un grand soutien. On se fait confiance.»
Le couple s’est fixé une règle: ne jamais parler de sujets personnels au restaurant sauf si ça concerne leur fille de deux ans et demi. «En fait, constate Anaëlle Roze, on parle plus aux autres membres de l'équipe qu’entre nous. Il arrive même que certains me disent 'Le chef, il va faire ça ce week-end' et que je ne sois même pas au courant!»
Anaëlle et Jérémy travaillent beaucoup. La naissance de leur fille les a contraints à revoir le mode de fonctionnement, une souplesse plus compliquée à trouver quand on est salarié d’un restaurant. Le couple se relaie. Jérémy se charge d’ouvrir dès 7 heures du matin et Anaëlle fait la fermeture.
L'affaire du gel douche
Parents de trois enfants de 10 ans, 8 ans et 4 ans, Cédric et Virginie Rey parvenaient à se dégager du temps pour s’occuper d’eux en confiant le restau aux employés. Le Covid a mis fin à ce bel équilibre. Désormais seuls aux manettes, ils ont revu leur organisation pour ne pas exploser en vol et continuer à voir les petits grandir. «La semaine, on cuisine pour les cantines des écoles voisines, détaille Cédric. Comme ça, à 15 heures, on est libres. Quant au restaurant, il n'ouvre que le week-end.»
Chez Anaëlle et Jérémy, le Covid a aussi provoqué quelques remous. D’ordinaire, chacun a son périmètre: la cuisine pour lui, la salle pour elle.
En mars 2020, lors de la fermeture des restaurants, le couple s’est lancé dans la vente à emporter et a cuisiné à quatre mains. Visiblement, sur le plan conjugal, ce n’était pas une bonne idée. «On n’avait pas la même méthode et on voulait tous les deux avoir raison donc ça a fini par frictionner», se souvient Anaëlle, cuisinière de formation. Jeremy abonde. «En plus, on se parle de manière assez cash car c’est la norme dans le monde de la cuisine.»
Le retour à une activité normale et à des périmètres bien définis a permis d’apaiser les choses. La preuve, leur dernière engueulade qui portait sur une histoire de gel douche pour les cinq chambres de l’hôtel s’est résolue très vite. Anaëlle voulait un produit de qualité quand son époux regardait surtout le tarif. Ils ont fini par trouver un compromis.
La complémentarité, ciment des couples de restaurateurs
À Genève, chez Sandrine et Yuttakan, les clashs existent aussi. En général, c’est parce que Yuttakan veut développer des choses et que Sandrine regarde le budget. Elle teste et si elle estime que c’est justifié, elle dit oui. Chez eux, les rôles sont bien définis.
Sandrine s'occupe du marketing et de la gestion de leurs deux restaurants puisqu'avant Suahoy, ils ont ouvert Soy, petite échoppe de street-food aux Pâquis. Yuttakan - aussi surnommé Oad - choisit les menus et supervise la cuisine.
«La clé, c’est d’avoir des qualités complémentaires et des domaines de compétences bien définis pour ne pas se marcher dessus, estime Sandrine Pally. Mais il faut aussi que les deux membres du couple soient motivés par le projet car si l’un se force ou se sent lésé dans l’affaire, ça ne peut pas marcher.»
Si le rôle de cuisinier est parfois plus mis en avant, notamment médiatiquement, pas question pour l’autre de s’effacer ou de se contenter d’un second rôle. Pour chacun de ces couples, les décisions se prennent ensemble. «On est tous les deux bons dans nos trucs et à 50/50 dans ce projet», souligne Virginie Girin-Rey, qui perçoit le même salaire que son conjoint.
Travailler ensemble c’est aussi associer ses revenus, mettre tous ses œufs dans le même panier, comme le dit l’adage. Et ça, ça peut être un peu vertigineux. «On a la chance d’avoir des restaurants qui marchent bien, reconnaît Sandrine. Si nos enseignes étaient en faillite, on serait sans doute plus en difficulté au niveau de notre couple». «Faut pas faire ça pour l’argent, prévient Virginie Girin-Rey. Et se dire que si vous coulez, au moins, vous coulez ensemble.»
Un adage qu’il faudrait peut-être ajouter au serment du mariage. Virginie se souvient d’ailleurs du jour de son union avec Cédric quand le maire leur a demandé s’ils n'avaient pas trop peur. Elle a ri. «On venait de reprendre le restaurant à deux donc, à côté, signer un contrat, c’était vraiment une formalité.»