Vous en avez peut-être déjà un dans la cafétéria de votre lieu de travail: Felfel, ce sont ces frigos high-tech garnis de bonnes choses à manger pour remplir les estomacs des employés affamés.
Le principe? Felfel («poivré», ou «piquant» en langue perse) installe ses frigos dans les entreprises contre un abonnement mensuel clé en mains. Elle les remplit chaque jour de plats pour le midi, de snacks sucrés ou salés, ainsi que de boissons fraîches, et les employés qui ont la dalle n’ont qu’à utiliser leur smartphone pour déverrouiller la porte, se servir puis scanner les victuailles, comme à la caisse d’un supermarché. Leur compte bancaire, lié à l’application, est ensuite débité.
Parmi les éléments originaux de ce business, les produits proposés se veulent tous de qualité (ils sont soigneusement sélectionnés et préparés par des traiteurs, restaurateurs et autres métiers de bouche), l’assortiment est entièrement renouvelé chaque semaine, et enfin tout un système de logistique guidé par des algorithmes a été mis en place pour remplir les frigos quand c’est nécessaire et limiter le gaspillage alimentaire.
Fondée en 2014 par Emanuel et Daniela Steiner, l’entreprise zurichoise a ouvert un bureau romand à Lausanne en 2018. Et vient récemment de s’agrandir, toujours dans le même quartier, non loin de la tour Bel-Air. En mai, une «co-CEO» a été nommée aux côtés d’Emanuel Steiner. Celle qui va diriger 100 salariés, commercer avec 600 clients et gérer plus de 120'000 utilisateurs a 32 ans, elle s’appelle Anna Grassler et elle m’a invité à des agapes. De la tech et de la bouffe? N’en dites pas plus, c’est oui.
Blick: Bon, qu’est-ce qu’on mange?
Anna Grassler: (En regardant dans le frigo) Cette semaine nous avons un Thai mango bowl, un poké bowl végétarien aux aubergines et miso, des gnocchis du Tessin, un curry vert végétarien avec Planted… [des substituts de viande] Il y a le choix.
Ce que vous voyez dans cette armoire, c’est le menu de la semaine. La semaine prochaine, ce seront des plats complètement différents. On change les plats pour varier les plaisirs, mais aussi pour répondre aux demandes, qui ne sont pas les mêmes entre un hôpital et un cabinet d’avocats par exemple.
Qui prépare ces plats?
Nous avons une équipe de «food scouts» en charge notamment de chercher chaque semaine des partenaires qui vont définir et préparer avec nous le menu des sept prochains jours. Ce sont des chefs cuisiniers, des traiteurs, des pâtissiers etc. bref des professionnels déjà établis. Chaque semaine, de dix à quinze partenaires nous livrent leurs plats, et ça change toutes les semaines. Là par exemple, le Thai mango bowl est préparé par les restaurants Tibits, et ce hamburger par Paul et Lulu, des traiteurs zurichois.
Si je dois réchauffer un hamburger, c’est sur un bûcher d’hérétiques…
Non mais il est vraiment bon! Élaborer cette recette a nécessité neuf mois de travail entre les food scouts et le traiteur. Il a fallu s’assurer que le hamburger se conserve bien, se réchauffe parfaitement et soit bon, à base d’ingrédients naturels, entre autres. C’est pareil pour 95% de nos produits ici: chaque recette est spécialement inventée pour nous. On ne peut pas les trouver ailleurs. Ce hamburger est un nouveau produit, on saura rapidement s’il plaît ou non.
En fouillant les poubelles?
Non grâce à de la data science. Toute la partie informatique et données est traitée en interne par notre équipe de 17 développeurs et quatre mathématiciens. Les données de chaque frigo sont analysées et on sait vite quand un plat est acheté, s’il est conseillé aux collègues, s’il est acheté à nouveau par la même personne dans la semaine, etc. Plus largement, l’analyse de toutes nos données se fait pratiquement en temps réel et nous permet de déterminer comment remplir les frigos. C’est très important car nous les remplissons chaque jour, et aussi parce que cela nous permet de limiter les pertes et le gaspillage.
En temps réel?
(Elle me montre deux écrans affichant des statistiques mouvantes). Oui: sur ces écrans, on voit par exemple les meilleures ventes de la journée. C’est une pâtisserie qui est en tête pour le moment, parce que les gens l’achètent dans la matinée, pour le petit déjeuner. Mais bientôt, ce sont des plats salés qui vont passer devant. Sur l’autre écran, on peut surveiller la température de chaque frigo Felfel.
Revenons sur le gaspillage… Il y en a nécessairement non?
Il y en a très peu car tout est optimisé. Les produits sont conçus pour tenir plusieurs jours au frais, et nos analyses de données nous permettent d’anticiper les plats qui seront vendus. Enfin, le vendredi, les plats restants sont vendus moitié prix. Et pour ce qui reste, nous en faisons don à Caritas.
Quelle est la part des produits perdus?
Je ne communique pas ce chiffre. Mais c’est très marginal.
Qui sont vos clients?
Nous visons en priorité les entreprises de 50 à 400 employés, trop petites pour intéresser les cantines. (Une carte de Suisse affichée sur un mur montre des noms tels que Swisscom, UBS, AMAG ou encore la FIFA).
C’est quoi votre best-seller?
Les momos. Ces raviolis tibétains, ça cartonne. Les classiques italiens aussi, et également les poké bowls.
Ils sont vraiment bons?
Oui, parce qu’ils sont fabriqués par des spécialistes. Dans une cantine, il y a une équipe qui prépare tous les plats. Ils ne peuvent pas être bons partout, dans tout type de cuisine. Tandis que nous, nous travaillons avec les meilleurs: par exemple les momos sont faits par un spécialiste des momos, qui ne fait que ça, et cela se ressent sur la qualité, mais aussi sur la variété, largement supérieure à celle d’une cantine professionnelle.
Combien de chefs signent-ils vos recettes?
Une centaine de réguliers environ. Il faut aussi préciser que nous visons surtout de petites structures, des jeunes entrepreneurs passionnés par la culture food. Cela correspond davantage à notre philosophie. Nous leur servons de tremplin, nous les aidons à se faire connaître et lorsqu’ils sont connus, on change.
C’est quoi finalement votre business model?
Nos bénéfices proviennent d’abord des entreprises qui nous paient un forfait mensuel tout compris correspondant à la location des frigos, à la data analyse, au remplissage, nettoyage, etc. Sur les produits, notre marge est très réduite. C’est important pour nous que la nourriture soit vendue à un prix abordable.
C’est-à-dire?
Les produits qui sont dans le frigo cette semaine coûtent de 1 à 13 francs.
Livrer des plats en camion depuis Zurich dans toute la Suisse, n’est-ce pas une gabegie climatique?
Non, car nous avons optimisé la logistique afin d’avoir une empreinte minimale. La grande majorité des produits frais proviennent de la région de Zurich. Sur une semaine, cela représente une dizaine de chefs qui effectuent chaque jour une livraison jusqu’à notre entrepôt frigorifique. Les plats partent ensuite pour être livrés par des transporteurs partenaires durant leur course: nous n’ajoutons pas de véhicules sur les routes puisque ce sont des trajets qui sont de toute façon effectués.
Comment avez-vous traversé ces deux ans de pandémie? Avec le télétravail, vos frigos sont restés fermés, non?
Environ 70% de nos utilisateurs travaillent dans des bureaux, donc oui, la pandémie a réduit les flux dans les frigos. Mais ceux qui continuaient à se rendre au travail, tels que les avocats, les ouvriers d’usines agro-alimentaires ou les personnels hospitaliers ont au contraire davantage consommé avec Felfel: ils n’avaient pas besoin de mettre un masque, de sortir, etc. Nous avons ensuite mis en place un système de livraison à domicile. Enfin, nos algorithmes ont eu de la peine à effectuer des prévisions avec le travail hybride apparu en 2021. Nous étions en contact avec nos clients pour anticiper les besoins en leur demandant par exemple le nombre de collaborateurs présents au bureau chaque jour.
Mais vous avez tout de même connu la croissance. De combien?
Je ne donne pas de chiffre, disons que c’était une croissance à deux chiffres. Les affaires se portent bien. Les gros défis actuels concernent la chaîne d’approvisionnement et l’inflation.
Quelle est selon vous la clé du succès?
Je pense que notre réussite s’explique en partie parce que nous avons maintenu notre attention sur notre cœur de métier, sans nous laisser distraire, sans tenter de nous diversifier ce qui aurait eu des effets délétères.
Et cette machine à café, c’est du poulet?
C’est justement notre première tentative de diversification que nous avons lancée cette année, Gavetti. Nous nous sommes associés à un torréfacteur italien et à une marque suisse de machines à café, Eversys. Ici on aime trop la bonne nourriture et le bon café pour nous contenter des offres habituellement présentes dans les bureaux.
Un poids lourd des distributeurs, Selecta, s’est associé à Coop pour vous concurrencer. Êtes-vous inquiète?
Inquiète, avec ce qu’il y a à manger dans leurs frigos? Ce ne sont pas vraiment des concurrents, puisqu’ils ne vendent pas de frais.
Finalement, ça fait quoi de diriger une entreprise quand on est une jeune femme de 32 ans?
Pour moi, il n’y a rien d’exceptionnel. Je suis une des plus anciennes employées de Felfel, j’ai commencé alors qu’il n’y avait que dix employés. En travaillant avec Emanuel, nous avons constaté que nous étions complémentaires: lui a une vision stratégique, tandis que je suis davantage dans l’opérationnel. Tout cela s’est fait très naturellement. (Propos recueillis par Fabien Goubet)
C’est bon ou pas? Le menu testé:
Sans conteste, tout ce que j’ai pu goûter lors de ma visite était frais, savoureux, et valait largement ce que l’on trouve habituellement dans les bonnes adresses autour du bureau tout en étant bien meilleur que la bouffe de supermarché.
Critique gastronomique express:
Le Thai Mango Bowl: Frais, délicieux, mention spéciale aux brocolis marinés et pimentés. Pas radin sur la mangue, avec de gros morceaux mûrs à point. Note: 4/5
Le Poké Bowl aux Aubergines au Miso: Encore du végé, des aubergines glacées au miso bien gourmandes, sur un lit de riz. Parfait pour un lunch léger sur la terrasse. Note: 4/5
Les Gnocchis au safran: Un peu pâteux, ça colle au palais comme un slip en pleine canicule. Bonne sauce tomate qui a pris le temps de mijoter. Avec une cuisson plus ferme, ce serait oui. Note: Trop cuit/5
Le Curry vert végé au pseudo-poulet Planted: Un bon curry vert, un peu trop suisse (c’est-à-dire pas assez piquant). Au pire, j’ai du Tabasco au bureau. Le faux poulet Planted n’a rien d’exceptionnel mais ce genre de substitut passe très bien dans ces plats en sauce. Note: 3/5
Le hamburger: Voilà venu le moment de ravaler mon snobisme burgerien. Anna Grassler avait raison, il est bon. Réchauffé deux minutes au micro-ondes, le burger a un bun épais et bien moelleux, comme cuit vapeur, du fromage qui fait de longs fils bien gourmands, et une sauce tomate intelligemment relevée. Bien que suffisamment juteux, le patty est un peu en retrait, il lui manque un goût davantage grillé.
Une chose est sûre: c’est un burger dodu et bien satisfaisant qui fout la honte aux horreurs de supermarchés. Parfait pour mettre du gras partout sur votre bureau. Note: 4/5
Le kombucha Lala Kombucha Framboise: Boisson fraîche, peu sucrée, parfaitement désaltérante. C’est donc ça devenir un hippie? Note: 5/5