Hervé This est un homme de goût. Non en raison de ses vêtements ou de ses centres d'intérêt, mais de sa connaissance encyclopédique sur le goût - au sens gustatif. Physico-chimiste, celui qui a co-inventé la cuisine moléculaire ou encore l'oeuf parfait, ce copain du légendaire chef Pierre Gagnaire qui connaît les écrits de Brillat-Savarin mieux que personne, a consacré l'essentiel de sa carrière aux mystères de la chimie du palais. Nous l'avons interviewé en visioconférence.
Bonjour Hervé, commençons par la question que tout le monde se pose: vous avez mangé quoi hier soir?
Un steak au poivre avec une purée de céleri. Pour le steak j'ai inclus des échalotes grillées, croustillantes, un bon fond de veau pour déglacer les sucs de cuisson, du whisky et de la crème, qui donne de la longueur en bouche.
Ma purée avait un très puissant goût de céleri, mais qui n'allait pas avec le steak au poivre (il y avait deux goûts, et pas de fusion). D'ailleurs, c'est amusant, parce que le céleri est un aliment «épicé», raison pour laquelle il n'allait pas avec le poivre, épicé lui aussi.
Passons au plat de résistance: c’est quoi le goût au juste?
On croit souvent à tort que le goût, c’est ce que l'on sent sur la langue. C’est faux: ça c’est la saveur, qui n’est que l’une des composantes du goût, que l’on peut définir comme une sensation synthétique qui regroupe la saveur, l’odeur, la consistance et bien d’autres facteurs.
Euh donc l'odeur, elle fait partie du goût?
Oui, et vous pouvez faire une petite expérience pour vous en convaincre: bouchez-vous le nez et mastiquez quelques feuilles de thym séché: vous ne sentirez probablement rien, si ce n’est un vague goût d’herbe. Ensuite libérez vos narines et respirez par le nez: le goût du thym arrive immédiatement.
De cette expérience on tire deux conclusions. La première, que le goût du thym est étroitement lié à son odeur. La seconde, que le thym n’a pas de saveur car sa seule présence sur la langue ne déclenche aucune sensation. En fait, tant qu’on a le nez pincé, les molécules odorantes du thym libérées par la mastication ne peuvent pas rejoindre leurs récepteurs situés à l’arrière de la bouche où se trouvent les fosses rétronasales.
Ok, donc on ne peut rien goûter sans odorat.
Pas forcément. Si on renouvelle l'expérience avec du sucre, même avec le nez pincé, on va percevoir une saveur sucrée: à la différence du thym, le sucre a donc bien une saveur. Lorsque l’on cesse de se pincer le nez, il ne se passe rien de particulier, autrement dit le sucre a une saveur, mais pas d’odeur.
Est-ce qu'il existe d'autres composantes, à part l'odeur?
Prenez le frais de la menthe: c’est une sensation qui n’est captée ni par la langue, ni par les fosses rétronasales mais par un nerf crânien qui innerve le nez et la bouche, le nerf trijumeau. On dit que c’est une sensation trigéminale.
Différents récepteurs du piquant sont répartis dans différentes branches de ce nerf: sur le bout de la langue, on trouve des récepteurs à la pipérine, le piquant du poivre noir. A l’arrière de la bouche, ce même nerf est sensible à la capsaïcine, la molécule responsable du piquant des piments. Dans le nez, ce sont d’autres récepteurs à l'isothiocyanate d’allyle, responsable du piquant du wasabi, qui sont présents.
Ce qui explique les différentes sensations de piquant ou encore la moutarde qui monte au nez…
Oui et il existe encore d’autres formes de sensation piquante, celle de l’ail cru ou de la girolle crue par exemple. C’est très intéressant, car c’est ce qui fait que nous ne sommes pas condamnés à sentir une seule forme de piquant.
Bon, et à part ces sensations de froid ou de piquant?
La consistance d’un aliment ou sa couleur influencent le goût. J’ai fait une expérience où l’on donnait des pâtes de fruits à la pomme à des participants. Les pâtes étaient toutes à la pomme, mais je les avais colorées en jaune, en rouge ou en bleu: les gens étaient persuadés que les jaunes étaient au citron, les rouges à la fraise, et les bleues aux myrtilles, alors qu'elles étaient toutes à la pomme!
Le goût est donc une expérience qui dépasse la bouche...
Même les mots ont leur importance! Autre expérience pour vos lecteurs: imaginez un citron. Vous dites le mot «citron», vous le visualisez, vous le coupez en deux et léchez la lame du couteau: vous allez vraisemblablement saliver, comme lorsque vous mangez quelque chose d’acide.
Cela peut avoir des conséquences dans la dégustation d’un vin, c'est-à-dire que l’acidité d’un même vin peut être perçue différemment selon ce à quoi l’on pense, preuve que les mots sont essentiels pour la perception des goûts.
Pourquoi apprécie-t-on des saveurs tels que l’acide ou l’amer alors qu’elles ne déclenchent pas des réactions particulièrement agréables?
L’être humain est une espèce sociale capable de supporter des expériences désagréables pour faire partie du groupe. Un enfant n’aime pas l’amertume de la bière, mais en grandissant, il va tout de même probablement en boire afin de socialiser. La punition sensorielle initiale est acceptée face à la récompense biologique de s’insérer dans le groupe.
On parle souvent des cinq saveurs fondamentales que sont le sucré, le salé, l’acide, l’amer et l’umami. Pourquoi?
C’est selon moi un baratin innommable, un reliquat de croyances du Moyen-Age. Prenez de la réglisse. Ce n’est ni sucré, ni salé, ni amer, ni acide. La réglisse a le goût de réglisse, voilà tout. Même chose pour le bicarbonate de soude, ou encore la vodka.
Quant à l’umami, dire qu’il s’agit de la cinquième saveur est erroné. L’umami des bouillons dashi japonais provient en fait de l’acide glutamique et de l’alanine, deux acides aminés qui sont libérés lors de l’infusion des algues konbu dans l’eau, si bien que la saveur de ces bouillons n’est pas élémentaire, mais la résultante des saveurs de deux acides aminés. Mais l’umami est un terme qui fait vendre des bouillons cube bourrés de monoglutamate de sodium aux cuisiniers…
Si des acides aminés [qui sont les briques élémentaires des protéines] ont leur saveur propre, cela veut dire qu'il y aurait une infinité de saveurs?
Probablement. Si l’on était rigoureux, on devrait plutôt parler des sucrés, des acides, des amers… Pourquoi réduire le goût à cinq saveurs? Cela ne donne pas au cuisinier l’idée qu’il y a plus de notes sur son piano! Réduire le goût à cinq saveurs est idiot et rétrograde.
Mais ces cinq saveurs sont dites fondamentales car elles possèdent des récepteurs spécifiques sur la langue…
Et l’on en trouve de nouveaux. On a ainsi récemment démontré qu’il existait des récepteurs spécifiques du gras, en particulier des acides gras insaturés à longue chaîne. Avant cela, tout le monde s’accordait à dire que le gras n’avait pas de goût et que l’on ressentait principalement sa consistance. D’autres travaux ont quant à eux mis en évidence des récepteurs au calcium.
Je ne suis pas physiologiste mais je suis prêt à parier que l’on en trouvera bientôt d’autres, pourquoi pas des récepteurs spécifiques du zinc ou du fer, qui sont deux minéraux essentiels pour l’organisme.
Ces découvertes trouveront-elles des applications concrètes dans les cuisines?
J’en suis certain. Si vous jouez d’un piano avec seulement trois touches, votre musique sera limitée, forcément. Mais si vous savez qu’entre le fa et le sol il y a un fa dièse, vous allez jouer cette note et la musique sera plus riche.
Évidemment, cela ne s’adressera pas à tout type de cuisine. J’ai inventé en 1994 la cuisine dite «note à note», dans laquelle les plats sont construits composé après composé, et non pas ingrédient après ingrédient. Dans cette cuisine, le choix d’un composé va de pair avec la connaissance physiologique des saveurs qu’on veut susciter.
La cuisine c’est de la chimie, finalement?
Ah non! La chimie, c’est une science. Le propos de la cuisine, c’est de faire à manger. Quand Escoffier [chef et écrivain culinaire français ayant vécu au XIXe siècle] dit que la cuisine deviendra une science, ça me fait enrager. La cuisine sera peut-être plus rigoureuse grâce à la chimie - et encore - mais scientifique non. Encore du baratin…
Le goût est-il universel?
Certainement pas. Le critique gastronomique français Curnonsky, surnommé «le prince des gastronomes», est connu pour avoir dit un jour «les choses sont bonnes quand elles ont le goût de ce qu’elles sont».
C’est une phrase qui a fait régner la terreur dans les cuisines, et qui continue de le faire encore aujourd’hui. Cela voudrait donc dire qu’un poulet rôti est bon quand il a le goût de poulet. Encore faut-il le rôtir. Mais le rôtir comment? Et si je l’aime un peu différemment de Curnonsky, pourquoi est ce qu’il m’imposerait son goût à lui? Les choses sont bonnes quand on les aime et le bon, c’est le bon à manger.
Avec le temps, le goût évolue-t-il?
Oui, et on l’a d’ailleurs vu avec le covid, dont le virus a provoqué des pertes et modifications du goût et de l’odorat chez certaines personnes.
Mais le goût peut aussi changer à bien plus brève échelle par le jeu d’un mécanisme appelé l’aliesthésie négative: lorsqu’on n’a plus faim, les choses sont moins bonnes que lorsqu’on a faim. Comme le dit le vieux dicton populaire «la faim est le meilleur des cuisiniers».
Que reste-t-il à découvrir?
Enormément de choses. Quand j’ai terminé mes études je pensais que la science n'avait plus rien à découvrir. Au contraire! Tenez, voici un mystère irrésolu. Prenez deux verres de Schweppes, un nature, et un avec une pincée de sel. Le premier a le goût connu du Schweppes: sucré et amer. Le Schweppes salé devient quant à lui plus sucré, et moins amer. Pourquoi? On ne sait pas.
Un beau sujet de recherche...
Oui et en voici un autre. Pourquoi un abricot parfaitement mûr et bien sucré devient-il acide une fois sur une tarte? J’ai fait tout un tas de mesures, je n’ai pas la réponse à cette question culinaire toute simple. Pour les jeunes scientifiques, il reste de nombreux mystères à découvrir.
Pour finir, un dernier conseil pour un peu mieux profiter de ce sens?
Il faut y aller lentement. Prendre le temps de mastiquer, de ressentir toutes ces composantes du goût et d'en parler. Le goût, c'est ce qui nous rend humains.