L'envie et la passion. Voilà au moins une chose qui distingue les bons restaurants du reste. Lorsque j'ai mis les pieds sans la moindre réservation à Ze Fork à Vevey, un sombre dimanche de février à 21h30 passées, je m'attendais à me faire jeter manu militari – comme l'auraient fait nombre de restaurants de la région.
Au lieu de cela, j'ai été accueilli avec le sourire et une chaleur humaine non feinte par des serveurs désireux de me faire passer une excellente soirée. Ils y parvinrent. Outre la qualité du service, j'avais trouvé la cuisine délicieuse (14 points au GaultMillau), tout de même, le tout décliné dans une nouvelle formule), me promettant d'en écrire quelques lignes à l'occasion. Ce jour est venu: ce restaurant sis dans une ancienne imprimerie vient de fêter sa dixième année d'existence.
Pour bon nombre de clients, Ze Fork, c'est ce resto en bord de lac qui tient son nom de la grosse fourchette plantée devant l'Alimentarium. Depuis son ouverture en 2014, on y trouvait des «trilogies»: des plats proposés en trois déclinaisons (la ferme, la terre, la mer, par exemple). Une formule qui a fait la popularité de l'établissement, raconte Jean Bodivit. «On a commencé à faire les trilogies en 2008 à la Station des Sens, et ça a marqué les gens», se remémore-t-il en citant son précédent établissement veveysan.
Un patron qui fuit la routine
Oui, mais voilà: ce quadragénaire rieur et jovial a horreur de la routine. «Je déteste refaire les mêmes choses, alors on est parfois allés loin dans le délire. Je pense qu'on a dû proposer 150 foies gras différents pour nos trilogies», estime-t-il. Quinze ans et une pandémie plus tard, il était temps pour lui non plus de changer de foie gras, mais de changer de concept tout court. Une question d'envie. De survie.
«Le Covid a suscité un ras-le-bol, une lassitude. Il fallait trouver quelque chose pour remonter le moral des troupes et retrouver du plaisir». Exit, les trilogies: il opte pour des assiettes qui ne sont ni tout à fait des entrées, ni tout à fait des plats. Ou qui sont au contraire les deux à la fois, c'est un peu comme vous voulez. «Quand je vais au resto, je trouve toujours les entrées plus intéressantes que les plats», rigole-t-il.
La carte s'articule donc autour de dix «entreplats» hybrides, tous de même taille. «On conseille d'en prendre deux plus un dessert, et là vous n'aurez plus faim», sourit Jean Bodivit. La nouvelle formule a été introduite en catimini, il y a un an environ.
Une cuisine voyageuse qui «part dans tous les sens»
Résolument voyageuse, la cuisine de geek de son chef, le Veveysan Matthias Ugolini, lorgne autant le cru que le cuit, le canton de Vaud que le Japon, les cuissons lentes que les plats tout en fraîcheur.
Le tataki de thon rouge pané au persil (32 francs), servi avec tagliatelles de radis noir et tranches de kiwi séché, tente la multiplicité des saveurs et des consistances, notamment avec un deuxième travail du thon en tartare et même un crumble croquant, planqué là-dessous. Un plat frais, réjouissant, joueur. Un vrai plaisir de piocher dedans.
Dans un tout autre registre, une tatin d'oignons (24 francs), puissamment compotés, tranche avec l'amertume de quelques feuilles de radicchio et le fondant de rondelles de chèvre cendré. Un plat de comfort food qui s'adresse directement à mon hypothalamus.
J'ai limite envie d'être déprimé pour vraiment apprécier cette tatin, bien meilleure qu'un anxiolytique. Mais un excellent vin rouge Château Rochefort, vignoble de la ville de Lausanne, me met du baume au cœur et m'oblige à poursuivre.
Avec quoi? Avec une joue de porc ibérique surprenante: marinée aux anchois, elle est presque croustillante autour, offre une belle tenue à la découpe, dévoilant une chair rosée, tout en se payant le luxe de rester fondante. Rien à voir avec une pièce braisée effilochée à laquelle on pourrait s'attendre. Aussi déstabilisant que délicieux. «Ça part un peu dans tous les sens, dit Jean Bodivit, mais c'est ça qu'on aime.»
Démonstration en est encore faite au moment du dessert, avec une rigolote, mais tout à fait cohérente «tropézienne perdue en Gruyère» (16 francs), dans laquelle la brioche au sucre fait place à une cuchaule trempée au lait et cuite comme un pain perdu – d'où le nom. Malin!
Une équipe familiale qui transpire l'envie
Je vous ai donné envie? Je ne voudrais pas doucher vos espoirs, mais il va falloir vous bouger pour espérer goûter tout ça. Comme on peut s'y attendre dans ce genre d'établissement qui a horreur de la routine, les plats vont et viennent à un rythme soutenu. «La carte change en partie chaque semaine», assure le restaurateur, pour qui il n'est pas question de rafraîchir la carte tous les 3 à 4 mois, comme il le faisait auparavant. Ça l'ennuierait.
Lorsque la nouvelle formule des entreplats a vu le jour, les clients habitués, qui constituent la majeure partie de la clientèle de Ze Fork, ont été choqués. «Il y en a qui sont partis, c'est vrai, mais la plupart sont revenus», assure Jean Bodivit. Pour lui, le changement opéré n'a que du positif. «Les assiettes sont plus simples, on est davantage dans une cuisine de produits. Notre travail est devenu plus cohérent.» Il dit même avoir dû embaucher davantage de personnel en salle pour assurer le rythme avec lequel sortent les assiettes.
À l'entendre, les troupes se sont ressoudées: «Il y a un côté familial dans l'équipe», dont les plus anciens sont là depuis neuf ans. Pas mal, pour un resto qui fête ses dix ans et dont le milieu souffre de pénuries chroniques de personnel. En repartant, nombre de clients viennent saluer le patron. «Merci, c'était excellent», «On reviendra!», «Délicieux, comme d'habitude». Le patron leur sourit, et prend le temps d'échanger quelques mots avec chacun.
En prenant congé, je me remémore cette soirée de février. Qu'elle fut excellente ne tenait décidément pas au hasard, mais simplement à l'envie, à la joie de faire à manger pour autrui, une passion contagieuse que ce restaurateur parvient à insuffler à son équipe. Et au final, à tous ses clients.
Ze Fork
Rue du Léman 2, Vevey