L’armée de l’air américaine compte parmi ses clients. Tout comme les banques HSBC et BNP Paribas ou des poids lourds du logiciel comme Autodesk et Salesforce. Née en Suisse romande en 2010, la discrète société CloudBees, spécialisée dans les solutions informatiques de déploiement et d’intégration, s’est depuis imposée à l’international. Le 9 décembre 2021, elle est entrée dans le club restreint des licornes suisses, en atteignant le milliard de dollars de valorisation après une nouvelle levée de fonds de 150 millions.
Avec un chiffre d’affaires estimé à 125 millions cette année, elle a depuis recruté une centaine de collaborateurs, portant leur nombre à près de 600, disséminés sur trois continents. Mais pas de quoi faire tourner la tête de son cofondateur, le Neuchâtelois Sacha Labourey, 47 ans: «Au moment de passer le cap du milliard, cela faisait déjà des mois qu’on se concentrait sur ce qui allait suivre, sur ce qu’on ferait de cet argent. On est toujours focalisé sur les challenges à venir, ce qui fait qu’on ne prend pas le temps de fêter les victoires.»
Sacha Labourey décrit l’entrepreneuriat comme un marathon balisé d’étapes à franchir, avec l’aide d’une bonne part de chance. Avec chaque fois des victoires importantes, depuis la première, celle où l’on décide de se lancer. Mais des revers, aussi: «La difficulté quand on crée quelque chose de novateur, c’est de trouver le bon timing. On essaie de lire le futur, mais si ce futur arrive dans dix ans et qu’on ne peut tenir financièrement qu’une année, cela ne sert à rien d’avoir raison.»
En 2010, la vision de CloudBees était justement trop en avance: entièrement conçue dans le cloud, elle faisait peur. «Cinq ans plus tard, cela aurait été parfait. Cette avance nous a coûté deux ans de croissance: en 2013, on a dû se réorienter, faire des choses plus traditionnelles, même si on restait dans le même domaine. C’est douloureux, car ce sont des années de code que l’on jette à la poubelle, mais il faut savoir faire un pivot à un moment donné. Et il faut que ce soit le bon!»
Prise de risque et remise en question
L’importance de la remise en question, Sacha Labourey la comprend très tôt: en 1996, alors qu’il débute ses études en informatique à l’EPFL, il crée sa première société, Cogito Informatique, convaincu d’avoir les connaissances nécessaires grâce à un bac économique. L’activité lui permet de financer ses études, mais malgré tous ses efforts, il ne parvient pas à en faire une réelle entreprise. «J’étais bon en technique, mais je n’avais pas le niveau en business.»
Diplôme d’ingénieur en poche, il fait «les bonnes rencontres» au sein de JBoss, qui est alors encore un petit projet open source. Il dépense ses dernières économies pour se rendre à Londres afin de rencontrer son fondateur Marc Fleury, devient son contributeur principal, puis fonde le siège européen de JBoss en 2003. «Je n’avais pas d’enfant, pas d’hypothèque. Si je me plantais, ce n’était pas dramatique: j’aurais pu chercher un poste d’ingénieur ou faire n’importe quel autre travail. C’est le plus bel âge pour se lancer.» En 2006, la société de Marc Fleury est rachetée par le géant Red Hat pour 420 millions de dollars, «350 millions en cash et en actions, le reste en earn outs sur les résultats futurs», précise Sacha Labourey qui a touché une partie du capital.
Se serait-il lancé dans le contexte économique actuel? Sans hésiter. «Il y a des nuages, c’est vrai, certains annoncent même une récession courant 2023. Mais c’est justement dans ces périodes-là qu’il faut prendre des risques. C’est là que se font les meilleures sociétés, les meilleurs investissements, car on est focalisé sur l’essentiel, on doit travailler avec respect de la ressource. Quand il y a trop d’argent, les entreprises vont parfois investir trop, faire des choses non essentielles.»
Une société américaine gérée depuis Neuchâtel
Après le rachat de JBoss, Sacha Labourey reste encore trois ans au poste de co-directeur général, responsable de la section middleware. Il démissionne en avril 2009: «Après un certain temps, on fait partie des meubles. Or, le software est un domaine où il faut constamment se réinventer. Si on ne trouve plus en soi la 'niaque' de le faire, on devient un poids.» Mais pas question de rester inactif: angoissé à l’idée de perdre son réseau et tout ce qu’il a acquis, il cherche rapidement une nouvelle aventure. Après des mois de mise au point de son projet avec son ancien collègue, François Déchery, ils fondent ensemble CloudBees en avril 2010. «C’était très différent de mes débuts avec JBoss: j’avais le confort de me dire que je pouvais me payer cette aventure et financer la première étape moi-même. Je n’avais non plus jamais été CEO auparavant.»
Dès le départ, la société est implantée aux Etats-Unis. Une difficulté supplémentaire, mais un choix presque incontournable: «La situation s’est largement améliorée dans la dernière décennie mais, à l’époque, trouver les compétences et les investisseurs dans le monde du software en Suisse était impossible. Les investisseurs étaient beaucoup plus sophistiqués aux Etats-Unis et pour eux, mettre de l’argent dans une start-up suisse aurait été problématique: il fallait trouver des avocats qui savaient gérer ce type de produits, etc. Lors du premier round de levées de fonds, les investissements sont relativement faibles, quelques millions, mais il faut du volume. Donc si j’étais arrivé avec une situation administrative compliquée, la plupart seraient allés voir ailleurs.»
Le fait d’inscrire la société dans le Delaware a suivi la même logique: «Ce n’était pas pour des raisons de taxes, car de toute façon on réinvestissait tout ce que l’on gagnait. J’ai choisi le Delaware parce que la législation de cet état, où se trouvent de nombreux sièges d’entreprises, est bien connue. J’avais des investisseurs de Californie, du Texas, de Boston, et leurs avocats savaient tous gérer le Delaware, donc cela facilitait le travail.»
«Je ne suis pas un élément essentiel de la boîte»
Très attaché à sa ville natale, où se trouve d’ailleurs le plus grand bureau de la société, employant une trentaine de personnes, Sacha Labourey n’a jamais envisagé de s’installer aux Etats-Unis. Pendant 11 ans, il a piloté sa société depuis Neuchâtel, fidèle au modèle d’entreprise distribuée à laquelle il croyait déjà il y a 20 ans, bien avant que le Covid ne révèle tout son potentiel. Pour gérer les décalages horaires et tenir sur la longueur, il s’est fixé des règles strictes: il n’accepte par exemple aucune réunion, hors urgence, de 18h à 20h30 pour avoir du temps en soirée avec sa famille.
Début 2021, l’entrepreneur a pris un peu de recul, troquant son poste de CEO pour celui de directeur stratégique. Quittera-t-il un jour l’entreprise? Cela n’est pas prévu pour l’instant. Mais il concède qu’après douze ans chez CloudBees, il ne pense pas y passer douze ans de plus. La suite, il l’imagine en Suisse cette fois, dans le domaine de la transmission de connaissance. «J’aimerais partager ce que j’ai appris. Dans l’open source, il y a un critère très important, c’est la méritocratie. L’informatique a cela de fantastique qu’elle permet à des gens de toute couche sociale, de toute formation, de réussir. Ce genre de projet me tient plus à cœur que de fonder une nouvelle licorne.»
Imaginer CloudBees continuer un jour sans lui ne l’émeut pas: «Je n’ai pas d’attachement à l’objet. Ce sont les rencontres, les gens qui m’intéressent. Je suis resté en contact avec un certain nombre de personnes chez JBoss et ce sera le cas si je quitte CloudBees. Je pense que l’un des secrets pour la réussite d’une entreprise, c’est de ne jamais lui être indispensable. Le plus beau cadeau, c’est de savoir que CloudBees peut fonctionner avec ou sans moi. Je ne suis pas un élément essentiel de la boîte.»
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