L’argent liquide va-t-il finir par disparaître complètement? Son utilisation s’érode clairement au fil des ans. En 2022, seules 36% des transactions en Suisse étaient réalisées en cash, contre 43% en 2020, et 70% en 2017, selon un sondage de la Banque nationale suisse (BNS) de juin 2023. Le recul est très net depuis la pandémie.
Alors que l’utilisation des cartes et des apps gagne chaque jour du terrain, une partie de la population suisse s’inquiète de cette tendance. Il faut dire que l’argent liquide reste le moyen de paiement le plus apprécié par les Suisses, d’après le sondage de la BNS. Nombreux sont les Helvètes, par exemple, à thésauriser des billets de 1000 francs. Ces grosses coupures représentent 58% de la valeur totale des billets émis, mais on les voit très peu circuler. Ce qui implique qu’une partie finit thésaurisée sous le matelas ou dans des coffres, en cas de coup dur.
En quête de garantie constitutionnelle
Tandis que ce moyen de paiement décline, pas moins de deux initiatives populaires ont été lancées pour ancrer le maintien du cash dans la Constitution. Auteur des deux initiatives, le Mouvement Liberté Suisse (MLS) craint une numérisation intégrale de la société. Présidé par Richard Koller, un informaticien bernois de 62 ans, le MLS veut empêcher que les citoyens ne se retrouvent otages de paiements exclusifs par voie électronique. Nombre de personnes âgées dépendent encore largement du cash, et le tout digital est perçu comme socialement peu inclusif.
Il reste que la tendance est bien amorcée. Exemple: comme l’écrivait Blick en juin, les restaurants de la famille Wiesner Gastronomie n’acceptent plus le cash depuis cette rentrée. Dans cette grande chaîne alémanique, on ne peut plus payer que par carte bancaire. D'autres établissements y pensent aussi, sans avoir encore franchi le pas. Les initiants décèlent aussi, dans cette disparition progressive de l'argent liquide, un risque pour les libertés, avec des dérives potentielles de type «crédit social» chinois. Sur le site du MLS, Richard Koller estime que la suppression du cash «comporte un risque massif de surveillance totalitaire.»
Une première initiative à 160'000 signatures
La première initiative populaire lancée par le MLS, intitulée «Oui à une monnaie suisse libre et indépendante sous forme de pièces ou de billets (l’argent liquide, c’est la liberté)», avait rapidement recueilli plus de 160'000 signatures en février dernier. Elle demande que l’approvisionnement en argent liquide soit garanti et que tout projet de remplacement du franc suisse par une autre monnaie soit soumis à la votation populaire.
Le Conseil fédéral, qui a rejeté en mai cette initiative, vient d’annoncer ce 30 août qu’il lance un contre-projet. Ce dernier ne veut pas introduire dans la Constitution les formulations des initiants, qu’il estime peu précises. Au lieu de cela, il propose de transférer dans la Constitution les dispositions qui existent déjà dans la loi, afin de reconnaître l'importance pour la société du rôle joué par l’argent liquide. En effet, l’approvisionnement en numéraire et l’utilisation du franc suisse sont déjà garantis par deux lois fédérales, sans que cette garantie ne soit à ce jour inscrite dans la Constitution.
«Un contre-projet, cela signifie que le Conseil fédéral pense que l’initiative a des chances de passer, et qu’il cherche à en atténuer les dispositions», commente Charly Pache, membre du comité d’initiative et ancien vice-président du Parti pirate.
Interdire le cashless et le cashfree
Observant le nombre croissant d’événements et festivals en Suisse qui font déjà la promotion du «cashless» et du «cashfree», le MLS a décidé de lancer, en mars dernier, une seconde initiative populaire. Encore plus concrète, elle s’intitule «Qui veut payer en argent liquide doit pouvoir le faire». Cette fois, il s’agit d’aller plus loin, en exigeant que l’argent liquide ne puisse jamais être refusé dans les commerces de détail, chez les prestataires de services, dans les transports, les festivals ou les marchés de Noël.
L’initiative veut en effet interdire à ces derniers d’imposer un règlement exclusif par carte ou Twint. Elle veille à ce que les paiements en liquide ne puissent pas être pénalisés par rapport à ceux électroniques, et à ce que le retrait d’argent liquide soit aisé et disponible en de nombreux points de retrait en Suisse. «Ainsi, écrivent les auteurs, il ne sera plus possible à l'avenir de discriminer les personnes qui souhaitent payer en espèces, comme c'est déjà de plus en plus le cas.» Pour Charly Pache, le problème est aussi que cette évolution vers le digital s’opère de manière pernicieuse. «Sans ces deux initiatives, il n’y aurait pas vraiment de débat démocratique sur ce sujet», observe-t-il.
Le cash, c’est aussi un système de backup, un plan B en cas de blocage des systèmes de paiement par carte, relève Charly Pache. Le liquide offre l'assurance que même en cas de piratage informatique ou de panne de courant, il soit toujours possible de payer.
Au niveau mondial, des pays ont fait volte-face, comme la Suède. La nation du «paiement tout numérique», qui avait été trop loin dans sa digitalisation, a voté en 2020 une nouvelle loi pour obliger les banques à fournir des services en liquide. En Angleterre, on a prédit que le cash ne représenterait que 6% des paiements d’ici 2032, mais depuis l’an dernier, le cash opère un retour sous l’effet de l’inflation: de nombreux ménages préfèrent utiliser les pièces et billets pour gérer leur maigre budget.
Fin du cash, fin de la propriété privée?
«Il ne faut pas oublier que seuls 10% de la population mondiale disposent d’un compte en banque», rappelle Jean-Pierre Diserens, secrétaire général de la CIFA (Convention of Independent Financial Advisors), une organisation qui défend les investisseurs. Dans ces conditions, le cash ne peut pas disparaître, estime le financier genevois. En outre, si l’on rend les cartes de crédit obligatoires, «on transfère 3% du PIB au système financier sous forme de commissions», souligne-t-il, ce qui est sous-optimal.
Ce défenseur des libertés économiques rejoint l’idée selon laquelle la fin du cash porte en elle des visées de traçabilité de chaque citoyen. «Les dépenses du citoyen ne regardent absolument pas l’Etat», juge Jean-Pierre Diserens. Il y voit, au-delà du risque d’un Etat fouineur, celui d’un Etat confiscateur. Les taux d’intérêt négatifs sont une autre forme de confiscation dont protège le cash, selon lui: «Les billets de 1000 francs conservés chez soi se sont mieux portés que les dépôts qui ont subi les intérêts négatifs».
Au-delà de la taxe infligée par les taux négatifs, la digitalisation intégrale comporte, pour Jean-Pierre Diserens, des risques de contrôle étatique, qui peuvent aller des simples limitations de retrait, à des restrictions plus élevées, à l’expropriation pure et simple. «Abolir le cash, c’est abolir la propriété privée», n’hésite-t-il pas à conclure.