En ce 2 février 2024, jour de la Chandeleur, mon généreux collègue Fabien de la rubrique Food, est apparu dans la rédaction tel un ange en Adidas: dans ses mains reposait une pile de crêpes impeccablement dorées et dégageant le parfum du bonheur... Si l'idée vous donne faim, sachez qu'il a utilisé cette recette «inratable» publiée sur Blick et largement validée par l'équipe toute entière, qui s'est ruée sur son bureau comme un essaim d'abeilles gourmandes.
J'étais l'une de ces abeilles, armée de mon paquet de sucre brun venu tout droit de Belgique. En roulant la crêpe, je me suis revue à cinq ans, dans la cuisine de ma grand-mère, qui préparait des pannenkoeken (non, je n'ai pas éternué, c'est juste la traduction flamande de «crêpe») chaque mercredi. C'est la fameuse «Madeleine de Proust», le plat nostalgique dont le pouvoir magique est de ressusciter des souvenirs d'enfance avec une précision étonnante.
Plus tard, en passant devant le restaurant lausannois La Chandeleur, j'ai aperçu les dizaines de personnes attablées en vitrine, des étoiles dans les yeux. Pareil à Genève, où Muller's Factory propose des sachets de pâte à crêpe déshydratée aux 600 premiers clients du jour. Et je me suis demandé si tous ces épicuriens vivaient le même voyage dans le temps que moi, en étalant du Nutella sur leur galette... Probablement que oui, surtout s'ils en dévoraient petits!
Le pouvoir magique de l'odorat
Le phénomène ne se limite évidemment pas aux crêpes, bien qu'elles constituent un grand classique. Que vous ressentiez de la nostalgie en mangeant un cheesecake, une purée de patates ou une choucroute, le processus est identique. Et contre toute attente, il ne vient pas forcément du goût de l'aliment, mais de son parfum!
«La fameuse madeleine de Proust est reconnue et évoquée dans le domaine scientifique, confirme Géraldine Coppin, professeure de psychologie à l'Université de Genève et membre associée du Centre suisse des sciences affectives. Cette expression souligne l’idée que les souvenirs provoqués par des odeurs sont plus évocatifs que ceux suscités par les images ou les sons.»
Peut-être qu'en entrant dans la crêperie Blé Noir, à Carouge (GE), certains clients reverront soudainement le visage de leur père, qui faisait valser les galettes dans sa poêle pour les faire glousser...
En effet, d'après la spécialiste, les souvenirs qui ressurgissent grâce à des odeurs sont dotés d’une plus grande quantité de détails quant au contexte de l'événement passé, qui peut ressurgir d'un coup alors qu'on le pensait oublié: «Nous disposons de plusieurs hypothèses permettant d’expliquer ce phénomène, poursuit-elle. Pour commencer, les zones du cerveau qui traitent les émotions sont également celles qui traitent les odeurs.»
Par ailleurs, alors que l'hypothalamus trie les informations sensorielles perçues avant de les envoyer vers d'autres zones du cerveau, l'odorat ne bénéficie pas de ce premier tri et file directement vers notre conscience: «C’est sûrement l’une des raisons pour lesquelles certaines odeurs ont des effets plus émotionnels et implicites que des images», précise Géraldine Coppin.
Le goût n'est pas si important
Les narines occupent donc le devant de la scène, alors que les papilles jouent plutôt le rôle d'assistantes. Comme le savent les personnes auxquelles le Covid-19 a temporairement arraché l'odorat, ces deux sens sont fortement liés dans l'expérience de l'alimentation:
«Lorsqu’il s’agit de nostalgie, on constate que le goût arrive au second plan, dans la mesure où il se résume aux cinq saveurs fondamentales, le sucré, l’amer, l’acide, le salé et l’umami, explique notre intervenante. Le panel plus large de saveurs que nous percevons au quotidien est rendu possible par la collaboration avec l’olfaction.» En d’autres termes, chacun de ces sens contribue à notre perception globale de ce que nous mangeons et buvons: «Les personnes qui perdent l’odorat sont souvent plus impactées que celles qui perdent le goût», ajoute Géraldine Coppin.
Faites donc le test en collant votre nez sur votre plat d'enfance favori: sans doute la vague de nostalgie interviendra-t-elle avant même que vous ayez plongé vos dents dans cette part de tarte Tatin.
Les plats d'enfance nous impactent encore
Dans la langue de Shakespeare, on parle plutôt de Food nostalgia pour désigner ce phénomène de «voyage dans le temps». Il s'avère d'ailleurs que ces souvenirs d'enfance influencent notre rapport actuel à l'alimentation, en créant un panel de comfort foods propre à chaque personne.
«La sensibilité aux odeurs dépend évidemment de nos expériences personnelles, ainsi qu’à l’attention que nous portons à ces stimuli, tempère la professeure en psychologie. Nous n’avons donc pas tous les mêmes associations aux odeurs, puisque la madeleine de Proust est très personnelle.»
Cela pourrait expliquer pourquoi, lorsqu'elles sont confrontées au stress, certaines personnes déciment le premier pot de glace qui a le malheur de se trouver sur leur chemin. D'autres, en revanche, préféreront croquer des chips en espérant retrouver la joie passée dans le sachet: «Quand on se sent triste, stressé, ou qu'on s'ennuie, on peut avoir envie de manger des aliments gras ou sucrés, qu’on interprète comme étant “réconfortants” pour nous, précise la spécialiste. C’est l’une des raisons possibles de l’alimentation émotionnelle, alors que le sentiment de plaisir suscité par les plats est malheureusement diminué par le stress et l’anxiété.»
Toutes ces émotions renfermées dans une simple galette? Un passage à la crêperie évoque presque une séance de psy. Avec le sucre brun en plus, c'est un véritable baume au cœur. Merci Fabien!