Sauter par-dessus des trains comme un skater, attaquer comme un ninja avec un sabre ou vaincre des zombies comme si on était le dernier humain de la terre: huit enfants suisses sur dix âgés de 11 à 15 ans se plongent au moins une fois par semaine dans le monde des jeux vidéos. Ils y vivent des aventures, accomplissent des missions et, lorsqu'ils jouent en ligne, rencontrent des personnes partageant leurs intérêts.
Mais que se passe-t-il si leurs parties en ligne se déroulent dans un califat islamiste plutôt que dans des mondes de zombies? Si, au lieu de l'uniforme de ninja, on portait des gilets explosifs? Et si le but n'est pas de survivre, mais de commettre un attentat?
Les recherches de Blick le montrent: les jeunes schaffhousois Valentin S.*,16 ans, et Aras P.*, 15 ans, ont utilisé des plateformes qui proposent aussi des jeux pouvant inclure des éléments liés au djihadisme. Les adolescents sont aujourd'hui en détention provisoire parce qu'ils auraient planifié des attentats violents au nom de l'Etat islamique (EI). Les autorités suisses doivent maintenant déterminer comment ils se sont radicalisés.
Sur les deux jeunes soupçonnés de terrorisme à Schaffhouse
Comment radicaliser via des jeux vidéo?
L'experte allemande en extrémisme Linda Schlegel a mené des recherches sur la radicalisation via les jeux vidéo. Pour elle, il est clair que «les groupes extrémistes utilisent les plateformes de jeux pour diffuser leur propagande au public le plus large possible et recruter de nouveaux membres.»
Les extrémistes s'adresseraient souvent à des adeptes potentiels dans des chats pendant les sessions de jeu. «La plupart du temps, il s'agit d'abord de choses quotidiennes. Ensuite, des commentaires ou des plaisanteries légèrement extrémistes viennent lentement s'y ajouter», explique Linda Schlegel.
Les jeunes extrémistes jouaient au même jeu vidéo
Au fil des sessions, les messages deviendraient plus radicaux. «Après quelques semaines ou mois, le joueur est attiré sur des plateformes de chat comme Discord ou Whatsapp. Là, des personnes partageant les mêmes idées se donnent rendez-vous pour jouer et partagent des contenus extrémistes», analyse l'experte. De cette manière, même un enfant suisse qui n'a que peu ou pas de rapport avec l'islam et qui ne parle pas arabe peut se radicaliser subitement.
Aras P. et Valentin S. jouaient tous les deux sur la plateforme de jeux Roblox. Ils ont créé leurs comptes il y a quatre à sept ans. Ils n'étaient alors que des enfants.
Roblox, point de rencontre des terroristes
Roblox est considéré comme l'une des plateformes de jeux-vidéos les plus populaires parmi les jeunes adolescents. Ils peuvent y créer des mondes avec leurs propres règles de jeu et leurs propres missions. Selon Linda Schlegel, Roblox se prête parfaitement à la diffusion de propagande djihadiste.
Les comptes Roblox des adolescents de Schaffhouse répertorient les badges qu'ils ont gagnés dans le cadre de différents jeux. Dans ce cadre, aucun contenu manifestement djihadiste ne transparait. Il faut dire que sur Roblox, Aras P. se déplaçait en super-héros ou résolvait des meurtres en tant que détective. Valentin S. jouait quant à lui le rôle d'un assassin ninja ou d'un chasseur d'aliens.
Blick est parvenu à se connecter à une session avec des djihadistes sur Roblox. Les joueurs se donnent rendez-vous dans un groupe Whatsapp fermé, auquel Blick a eu accès pendant plusieurs heures.
Reproduction de prises d'otages de l'EI
Les 33 membres du groupe viennent de différentes régions d'Indonésie et ne se connaissent généralement pas personnellement. Toutes les minutes, ils échangent des informations sur le match. La mission dans leur jeu sur Roblox: tuer des adversaires du prophète Mahomet.
Par le biais d'un lien, les membres du chat rejoignent simultanément leur monde sur Roblox. Là, ils capturent des otages et les menacent avec des armes. Leurs otages portent des combinaisons orange – inspirées des combinaisons des prisonniers que l'EI a décapités devant les caméras pendant la guerre en Syrie.
Les joueurs portent des uniformes djihadistes et tentent d'anéantir par les armes les adversaires de Mahomet, habillés normalement. L'un de leurs guerriers virtuels pose ensuite lourdement armé devant un drapeau de l'EI.
Valentin S. a suivi des comptes extrémistes
Les membres du groupe Whatsapp publient ensuite des captures d'écran de leur session sur les réseaux sociaux afin de trouver de nouveaux membres du groupe.
Valentin S. a également posté des vidéos des matchs qu'il a joués sur Roblox. Sur Instagram, il a suivi de nombreux utilisateurs du Pakistan et d'Inde. Parmi eux se trouvent de potentiels extrémistes: «Imran Issaki» pose par exemple avec un turban et un fusil, en postant des versets du Coran. «Sheikh Vaseem» célèbre l'attaque de drone de l'Iran contre Israël et «Skamil» a publié un album entier de propagande en faveur de l'État islamique.
Un autre Suisse radicalisé a pris part à ces jeux vidéos: Edon T.*, le jeune homme de 15 ans qui s'avait attaqué un juif avec un couteau à Zurich.
Reproduction d'un attentat contre une église
Dans un message vidéo, il avait revendiqué son appartenance à l'EI. Cependant, ce n'est pas Edon T. lui-même qui a diffusé sa vidéo de revendication sur Internet, mais l'utilisateur «Smidgesrev». Ce dernier est, lui aussi très actif sur roblox, et il publie régulièrement ses exploits virtuels sur Internet: dans l'une de ses vidéos, il commet un attentat contre une église, avec des cris «Allahu Akbar» en arrière-plan.
Il est extrêmement difficile d'identifier les extrémistes sur les plateformes de jeu, explique Linda Schlegel: «Les enquêteurs ne peuvent pas simplement chercher certains mots-clés djihadistes, par exemple sur les réseaux sociaux.»
En Suisse, la radicalisation sur les plateformes de jeux n'a guère été discutée publiquement jusqu'à présent. On ne sait pas dans quelle mesure les enquêteurs suisses sont également présents sur les plateformes de jeux. Sollicité par Blick, l'Office fédéral de la police (Fedpol) n'a pas souhaité s'exprimer à ce sujet. Mais une chose est sûre: si l'on veut mettre fin à la propagande extrémiste, il faut regarder là où elle est diffusée.
*Les noms ont été modifiés