Parler enfin. Malgré la douleur, malgré la honte et malgré les traumatismes qui rejaillissent en même temps que les mots sortent. Les deux femmes qui se présentent à la rédaction lausannoise de «L'illustré» juste avant Noël sont déterminées à sortir du silence qui les enferme dans leurs angoisses. Pas pour accabler celui dont elles ont successivement partagé la vie et qu’elles accusent des pires sévices. Mais pour – appuient-elles – éviter que ce Neuchâtelois installé dans le canton du Jura, diagnostiqué dépendant au cannabis, bipolaire ou encore déviant sexuel selon une expertise psychiatrique en notre possession, ne refasse des victimes, maintenant qu’il a retrouvé la liberté après 10 mois de détention provisoire et que la date de son procès n’est toujours pas arrêtée.
Prostitution forcée?
Caroline*, encore particulièrement affectée, a fréquenté Marc*, la quarantaine bien tassée et au bénéfice de la présomption d’innocence, entre 2018 et 2023. Réduite au statut d’«esclave sexuelle», elle nous raconte avoir été livrée aux pulsions d’hommes contre monnaie sonnante et trébuchante par son ancien compagnon, «lui aussi abuseur». Jusqu’à la violence de trop qui lui aurait permis de se libérer de sa terrible emprise.
Julie*, elle, a été en couple avec le quasi-quinquagénaire durant dix ans, de 2003 à 2013. Ensemble, ils ont eu des jumeaux en 2005 et se sont dit oui pour la vie. Une promesse qui a volé en éclats après que Julie, également victime de «violences conjugales», a découvert que Marc ne payait ni leur loyer ni ses impôts depuis des années et que des dizaines et des dizaines de milliers de francs de dettes menaçaient d’étrangler leur famille. Ce qu’une liste de créances longue comme le bras atteste.
«J’ai peur qu’il aborde d’autres proies sur des plateformes en ligne et qu’elles tombent dans ses filets, lance la mère de famille. C’est comme ça qu’il a procédé avec nous toutes.» Une troisième femme apparaît dans les documents attenants à cette sordide affaire et leurs trois témoignages sont concordants. Cette énième victime présumée ne désire toutefois plus accorder la moindre importance à Marc, qu’elle qualifie de «mythomane», de «pauvre type» et de «manipulateur», et a par conséquent choisi de ne pas répondre à nos questions.
Quoi qu’il en soit, nos deux interlocutrices sont catégoriques: l’homme qu’elles ont aimé plus que tout au monde avant qu’il ne montre son visage d’implacable bourreau reste dangereux. Même s’il a l’obligation de se soigner et l’interdiction de les contacter ou de les approcher ainsi que de nuire à n’importe qui, ordre de la justice.
Mettre fin à l’horreur
«C’est pathologique, il est tellement jaloux et possessif qu’il ne peut pas s’empêcher de me surveiller», souffle Caroline, qui affirme qu’il lui avait même fait installer des caméras de surveillance dans leur logement. Elle enchaîne: «Il a créé de faux profils sur les réseaux sociaux pour m’observer. Il nie la réalité, accoste nos proches pour nous salir… Comme il nous a menacées de mort, j’ai peur pour ma vie depuis qu’il ne dort plus en prison.»
Julie partage cette inquiétude avec un peu plus de distance émotionnelle, une décennie de batailles judiciaires pour obtenir «de maigres pensions alimentaires et pour faire cesser les mensonges à [son] encontre» la séparant du père de ses deux garçons. Elle tient surtout à apporter son soutien et sa détermination à Caroline, qui a finalement réussi à porter plainte contre celui qu’elles désignent comme étant leur tortionnaire. Une démarche devant les tribunaux qui permettra de briser le cycle de l’horreur qui durerait depuis plus de vingt ans?
Ces deux femmes veulent en tout cas éveiller les consciences bien au-delà de leur cercle respectif. Pour y parvenir et pour esquisser «une descente aux enfers qui peut toucher n’importe qui», Caroline décide de dévoiler les détails les plus personnels de sa relation avec Marc. Malgré son sentiment d’humiliation et ses réflexes qui la poussent par moments à prendre sa défense ou à minimiser ses actes. Des caractéristiques typiques chez les victimes d’abus sexuels.
Un contrat de soumission
Les yeux embués, elle inspire un grand coup et ouvre son cœur. «Je sortais d’une séparation très difficile, confie-t-elle. J’ai rencontré Marc sur un site de rencontre, nous avons échangé et une attirance réciproque est rapidement apparue. Notre premier rendez-vous s’est déroulé dans une voiture, où nous avons eu une relation intime. Notre histoire a commencé par et pour de la sexualité, c’est ce qui nous a unis. Pour le meilleur et pour le pire.»
Caroline retrace qu’elle et son amant établissent alors «un contrat de soumission», ce à quoi elle consent. «Au début, j’aimais bien ce petit jeu: m’habiller d’une certaine manière, dire et faire certaines choses sexuelles, lâche-t-elle. Avant lui, je ne connaissais pas l’échangisme, j’étais ouverte à la découverte. Cependant, Marc repoussait continuellement les limites. J’allais toujours plus loin par amour et aussi pour éviter les conflits, car j’ai rapidement remarqué que la frustration générait chez lui d’immenses colères. Franchement, je ne sais pas bien comment l’expliquer, mais je n’ai pas vu la situation glisser. Jusqu’à l’horreur totale.»
L’horreur totale? «Il a été violent physiquement deux fois avec moi et m’a prostituée alors que je ne le voulais pas, ce que je lui avais d’ailleurs verbalisé sans aucun effet. Il regardait systématiquement les clients coucher avec moi et filmait les ébats. Ces hommes négociaient avec Marc et imposaient parfois des pratiques que je ne souhaitais pas. Tant pis, cela ne dérangeait pas mon conjoint qui gardait 50% de l’argent des passes. On utilisait cet argent pour payer les courses. Comme il disait qu’on n’avait pas les moyens, il en voulait toujours plus.»
Parallèlement à «ces viols» dont les images auraient plusieurs fois été vendues à des inconnus par Marc, la soumission n’est plus «un jeu» non plus dans la vie de tous les jours. «Il pouvait m’envoyer des dizaines de SMS par jour juste pour vérifier où je me trouvais, reprend-elle, la gorge nouée. Je devais constamment lui rendre des comptes: si j’avais deux minutes de retard, c’était la crise. Je ne pouvais plus non plus m’habiller comme je voulais. Je lui appartenais, il me contrôlait totalement. C’est à la suite d’un appel de ma sœur dans mon dos à la police, le 1er octobre 2023, que j’ai finalement osé tout raconter. Sans elle et sans ma voisine qui m’a secourue ce jour-là, je ne sais pas ce que je serais devenue…»
La responsabilité des autorités
Un récit auquel souscrit entièrement Julie. «Nous ne nous connaissions pas avant les faits et, pourtant, presque tout ce qu’elle raconte, je peux aussi en témoigner», insiste la Vaudoise qui a d’ailleurs déposé devant le Ministère public jurassien pour étayer les propos de sa camarade d’infortune. «Nous irons au bout pour que la culpabilité de Marc soit reconnue, tonne-t-elle. Nous ne voulons plus culpabiliser pour lui. Malgré sa maladie, il est responsable de sa situation et de ses actes. Nous avons assez subi, nous méritons de pouvoir tourner la page une bonne fois pour toutes.»
Dans leur combat, les deux courageuses tancent aussi la justice. «Nous connaissons le Code pénal et son application beaucoup trop clémente par les juges, et nous craignons qu’en cas de condamnation, Marc ne soit que trop peu embêté après ses 10 mois déjà passés en prison, déplore Caroline. Je demande malgré tout que justice soit faite pour qu’il n’y ait pas d’autres victimes qui subissent ce que j’ai vécu. Je veux qu’il soit puni pour l’enfer qu’il m’a fait traverser, le traumatisme qui me restera à vie et toutes les choses terrifiantes que je n’oserai jamais dire à qui que ce soit. Il m’a volé mon corps et une partie de moi que je ne retrouverai plus jamais. La seule chose qui me soulage aujourd’hui, c’est que je sais que je ne suis plus «son objet, sa chose, sa salope», comme il me le répétait chaque jour. Je suis libérée de son emprise!»
Julie abonde dans son sens. «Que peut faire le Ministère public pour empêcher tous les Marc en puissance de nuire? La justice doit protéger la population des prédateurs dans son genre, c’est sa responsabilité. J’ai malheureusement l’affreux sentiment que ce n’est pas le cas. La solution à plus long terme sera aussi politique. J’espère une mobilisation et des actions concrètes. Il ne s’agit pas de chercher la pitié, mais bien d’exprimer de la colère: comment est-ce possible, en 2025, que les victimes vivent dans la peur alors que les abuseurs, violents et dangereux, peuvent tranquillement vaquer à leurs occupations sans même devoir porter un bracelet électronique?»
L’accusé nie certaines allégations
Marc n’a pas répondu aux sollicitations de L’illustré. Dans les différentes dépositions que nous avons pu consulter, il reconnaît avoir proféré des menaces de mort à l’encontre de Caroline, mais martèle qu’il n’avait nullement l’intention de passer à l’acte et qu’il traversait une période chaotique sur le plan psychologique au moment des faits.
S’il certifie aller mieux depuis qu’il est sous traitement médicamenteux, sa version ne bouge pas: il reconnaît une sexualité «libérée» mais soutient qu’il n’a jamais forcé personne à faire quoi que ce soit et que Caroline ne lui aurait à aucun moment manifesté son absence de consentement. Auquel cas, avance-t-il, il aurait tout arrêté sans insister. Au bout du fil, son avocate établie à Delémont – qui ne veut pas être nommée – balaie nos interrogations. Un silence confirmé dans un courriel ultérieur: «Je ne suis pas en mesure d’entrer en matière sur votre demande, l’instruction du dossier étant en cours.»
*Noms connus de la rédaction
Cet article a été publié initialement dans le n°01 de L'illustré, paru en kiosque le 3 janvier 2025.
Cet article a été publié initialement dans le n°01 de L'illustré, paru en kiosque le 3 janvier 2025.