Michael Kinzer revient sur le succès des artistes romands en 2024
«La culture est le cœur de notre société»

2024, année faste pour les artistes romands, dont Nemo, qui a raflé l’Eurovision. Michael Kinzer, actuel chef du Service de la culture de la ville de Lausanne et futur directeur de la fondation Pro Helvetia, analyse ces succès éclatants. Une interview de «L'illustré».
Publié: 31.12.2024 à 20:49 heures
Michael Kinzer a été nommé directeur de la fondation Pro Helvetia.
Katja Baud-Lavigne
L'Illustré

Difficile de trouver de quoi se réjouir en 2024. Bonne nouvelle pourtant, du côté de la culture suisse, tout va plutôt bien. Les humoristes romands cartonnent à Paris, au chapitre de la musique Stéphane, Vendredi sur Mer, Nuit Incolore et Gjon’s Tears ne cessent de gagner en notoriété, tandis que Nemo a remporté l’Eurovision.

Au niveau des instances fédérales, l’actuel chef du Service de la culture de la ville de Lausanne, Michael Kinzer, a été nommé directeur de la fondation Pro Helvetia, chargée notamment de la promotion artistique et culturelle suisse à l’étranger. Avant de prendre ses fonctions le 1er juillet prochain, il partage sa vision avec «L'illustré».

Michael Kinzer, vous avez commencé en tant que programmateur à la salle de concert Fri-Son, à Fribourg. Arrivé au niveau de responsabilité qui est le vôtre, reste-t-il de la place pour l’artistique pur?
La passion reste, et elle est fondamentale pour s’engager dans la culture. Elle peut se décliner et être assouvie de différentes façons, y compris en tant que consommateur. Lorsqu’on travaille dans ce domaine, on sert une scène, les artistes, les institutions et le public. Programmateur est un métier extraordinaire, parce qu’on est amené à partager ses intérêts, ses coups de cœur, mais aussi sa vision de ce qui est contemporain. On œuvre évidemment en tant que précurseur et relais, des rôles qui ne se retrouvent plus dans le soutien de la culture au sens politique du terme. Mais au fond, on reste au service de cette scène-là et on aide les artistes qui ont du talent à trouver le chemin de leur public ainsi qu’une stabilité financière. On s’assure aussi que la vie culturelle soit diversifiée et riche pour la population. Lorsqu’on peut concilier sa passion avec ce service public, on s’y retrouve très largement.

Pensez-vous qu’il existe une exception culturelle suisse?
C’est une bonne question, que je vais contourner. La Suisse est un pays qui a une histoire, des racines, des coutumes au sens large du terme. Et en même temps, elle est très influencée par le monde. Elle est cosmopolite et accueille largement des populations du monde entier. Elle est polyglotte, moderne, au cœur d’une Europe qui bouge énormément. Elle est donc très fortement touchée par des courants culturels et sociétaux qui façonnent sa particularité. Si on voulait retrouver l’essence de notre culture aujourd’hui, je pense qu’on la percevrait dans sa façon de concilier ces influences. 

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Nous sommes un peuple plutôt humble. Voir des artistes adoubés à l’étranger nous conforte dans nos propres convictions et perceptions
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A-t-on besoin de reconnaissance internationale pour exister en tant que pays artistique?
En Suisse, oui! Nous sommes un petit pays au centre de l’Europe, dans un vaste monde. Une nation qui a une population et un territoire suffisants permet à ses artistes de convaincre, de se réaliser économiquement et artistiquement, sans avoir besoin de l’étranger. En Suisse, à quelques formes artistiques près, une certaine approbation est nécessaire, notamment dans les secteurs culturels liés à un marché, comme les musiques actuelles. D’abord, parce que nous sommes un peuple plutôt humble. Voir des artistes adoubés à l’étranger nous conforte dans nos propres convictions et perceptions. Ensuite, au niveau purement commercial, les artistes qui veulent percer et obtenir une certaine stabilité financière générée par leurs propres productions devront partir et diffuser leur art bien au-delà des frontières.

Pendant longtemps, les artistes suisses qui séduisaient l’étranger se limitaient à Marie-Thérèse Porchet et à Stephan Eicher. Aujourd’hui, la jeune génération d’humoristes et de chanteurs s’exporte très bien, notamment en France. Après la «vague belge», peut-on parler de «vague suisse»?
Fondamentalement, on en reviendra toujours au talent des artistes, comme Marina Rollman, Alexandre Kominek ou Yann Marguet dans le domaine de l’humour. Concernant ce dernier, chacune de ses chroniques est un carton plein au niveau de sa pertinence comme de sa qualité. Evidemment, on peut vite parler de «vague suisse», mais il s’agit surtout de plusieurs talents qui se révèlent en même temps et donnent une image plus forte et coordonnée de ce qui se fait chez nous. 

Comment analysez-vous cette émergence de talents simultanée?
Il y a certainement plus de facilité aujourd’hui à aller tenter sa chance à l’étranger. Le monde est plus globalisé, la mobilité est facilitée, les réseaux sociaux font circuler beaucoup plus rapidement les contenus. Dans le domaine de l’humour, il faut sans doute oser partir à Paris pendant une année ou deux pour tenter de s’imposer auprès d’un public plus large. C’est une façon d’être plus proche de médias forts qui contribuent à faire éclore ces talents. Cette émergence suisse est le reflet du nombre d’artistes qui ont saisi cette chance. Par ailleurs, le succès des uns incite les suivants à tenter leur chance.

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Nemo n’est pas du tout un «produit Eurovision»
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Dans les grandes révélations suisses de l’année, on trouve Nemo. Quelle est votre opinion sur le phénomène ?
Nemo est un excellent exemple d’artiste qui a du talent et qui développe son projet musical depuis très longtemps. Ce n’est pas du tout un «produit Eurovision». Il a aussi su extérioriser artistiquement ses convictions et en faire un combat militant. Notoriété de l’Eurovision aidant, cela a suscité des débats de société. Ils sont essentiels, parce qu’à force de toutes et tous évoluer dans des cercles plutôt homogènes on en oublie la violence à laquelle sont confrontées les personnes qui sont par exemple en questionnement identitaire.

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On ne va pas comprendre le monde en allant une fois dans une salle de théâtre, mais ce qu’on y voit raconte son évolution et questionne notre société
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Selon vous, en quoi la culture est-elle essentielle dans le monde actuel?
La culture est le cœur de notre société. Elle nous rassemble et nous fait du bien. Elle nous interroge aussi, et nous sert donc de boussole. Bien sûr, on ne va pas comprendre le monde en allant une fois dans une salle de théâtre, mais ce qu’on y voit raconte son évolution et questionne notre société. Tout comme la culture dans son ensemble.

Vous avez été coordinateur général des événements d’Expo.02 et codirecteur du projet Cargo sur l’arteplage de Neuchâtel. Etes-vous favorable à la tenue rapide d’une prochaine expo nationale?
Sur le fond, oui. Même si ces événements ont peut-être l’image d’une autre époque, ils donnent un coup de projecteur sur ce qu’est la Suisse à un instant T au niveau de sa culture au sens large du terme, y compris dans sa relation avec l’étranger. C’est un marqueur générationnel important. Tenir une exposition nationale tous les vingt-cinq ans permet d’ancrer notre évolution culturelle et sociétale dans l’histoire. Chacune d’entre elles a laissé des traces d’une façon ou d’une autre.

Votre mandat chez Pro Helvetia se limite à dix ans maximum. C’est à la fois court et long. Aurez-vous le temps de mettre en place tout ce que vous avez prévu?
Je suis convaincu que les fonctions à responsabilité doivent être limitées dans le temps. On peut avoir, au bout d’une dizaine d’années, encore énormément d’idées et de dynamisme. Quand j’ai décidé de partir du Festival de la Cité après sept éditions, j’avais un vrai plaisir à exercer cette fonction en termes de curation et d’énergie. Et en même temps, je pense qu’il y a fatalement un moment à partir duquel on reproduit nos schémas, nos ambitions et nos idées, sans s’en rendre compte. La limitation dans le temps permet de s’assurer que l’entité pour laquelle on travaille soit servie au mieux de ses intérêts et que sa contemporanéité subsiste.

A la veille de cette nouvelle année, que peut-on vous souhaiter dans le cadre de vos nouvelles fonctions?
Un peu de sérénité, de confiance. C’est une mission importante et un engagement fort. Nous avons toutes et tous besoin d’éprouver du plaisir en nous rendant au travail le matin, de pouvoir échanger et de nous confronter aussi, mais toujours dans un esprit d’ouverture et dans un respect mutuel. Changer de fonction amène toujours son lot d’incertitudes et d’appréhension, mais le plaisir de la découverte doit prédominer et je m’en réjouis.

Un article de L'illustré

Cet article a été publié initialement dans le n°52 de L'illustré, paru en kiosque le 27 décembre 2024.

Cet article a été publié initialement dans le n°52 de L'illustré, paru en kiosque le 27 décembre 2024.

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