Une trentaine d'employés révoltés
«Chez Manor Genève, nous vivons un calvaire!»

Dans les couloirs de Manor Genève, la colère gronde. Plus d’une dizaine de plaintes de salariés, une mystérieuse lettre anonyme... Une trentaine d’employés seraient prêts à tout pour se soustraire aux «pressions» d'une manager. Récit.
Publié: 26.05.2023 à 06:09 heures
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Dernière mise à jour: 27.05.2023 à 10:10 heures
Une trentaine d'employés de Manor Genève ont décidé de se soulever. (archives)
Photo: KEYSTONE
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Lauriane PipozJournaliste Blick

Que se passe-t-il chez Manor Genève? Onze plaintes écrites sont arrivées sur le bureau de Blick après la parution de notre enquête sur la situation d’une équipe de Manor Lausanne. Elles émanent toutes d’un même secteur de l’établissement du bout du Léman, qui compte près de 100 employés.

«Harcèlement moral», «maltraitance», «non-assistance à personne en danger», «mesures de rétorsion lors d’arrêts maladie ou de désaccords», «menaces», «pressions», «atteinte à l’intégrité personnelle»… Les allégations font froid dans le dos.

«Nous n’arrivons plus à tenir, nous vivons un enfer», déplore par téléphone une employée contactée dans la foulée. Dans ce mastodonte genevois qui emploie près de 600 travailleurs au total, ses collègues et elle subiraient les foudres d’une supérieure décrite comme «colérique», Mme Marquez*.

Manipulations et humiliations

Commençons par le début. Quels sont les griefs avancés? Les témoignages font état de «manipulations», de «mesures de rétorsion» après des arrêts maladie et de nombreuses réflexions qualifiées par les salariés d'«humiliantes».

Mais pour bien saisir l’ampleur du problème, il faut savoir qu’il durerait depuis très longtemps, glisse Camille*, une vendeuse de cette équipe. C’est-à-dire? «Depuis près de dix ans», soupire-t-elle au bout du fil. Camille souhaite rester anonyme, «par crainte de représailles». Selon elle, son quotidien «est un calvaire», souffle-t-elle.

C’est en tout cas ce qui ressort des documents consultés par Blick. Six de ces missives soulignent que la cadre pointée du doigt aurait à plusieurs reprises «omis de transmettre certains arrêts médicaux à la centrale» de Manor. Pour quels motifs? Elle aurait estimé «qu’ils ne reflétaient pas la cause réelle de l’absence sur le lieu de travail», précise l'un de ces textes.

Le récit d’un autre salarié révèle que Mme Marquez aurait demandé à des collaborateurs de signer des documents incriminants concernant leurs collègues. Elle les aurait écrits à leur place, dans le but de licencier certains de ses subalternes.

Dans les faits, Mme Marquez menacerait régulièrement son équipe de la mettre à la porte et tous travailleraient dans un climat de défiance généralisé, soutient Camille. Une lettre en notre possession dénonce que cette cheffe aurait demandé «à recevoir une photo du vomi d’une collaboratrice qui l’informe être malade et au lit».

«
«Nous vivons un enfer en permanence. Nous aimons travailler au sein de Manor, mais Mme Marquez arrive à nous faire détester notre métier»
Un membre de l'équipe de Manor Genève
»

«Commence par te maquiller pour trouver quelqu’un!»

Une personne employée par le géant de la vente, qui se décrit comme «dévastée» par cette situation de «harcèlement psychologique», rapporte également des réflexions très rabaissantes, qui auraient porté atteinte à l’estime de soi des collaborateurs.

Elle cite à titre d’exemple un dialogue entre Mme Marquez et l’un de ses subordonnés malades, qui se plaignait d’une gastro-entérite. «C’est bien, comme ça, tu vas perdre du poids», lui aurait-elle répondu. «Commence par te maquiller pour trouver quelqu’un!», aurait-elle aussi intimé à une membre de sa team, célibataire.

La direction et les ressources humaines sont-elles au courant des faits avancés? «Oui, depuis des années», défend Camille. Un très grand nombre d’anciens collègues auraient souhaité dénoncer ces abus après des arrêts de travail pour burn-out, démissions et licenciements. Quelle est l’ampleur de ce turnover? Près de la moitié de son équipe aurait quitté le secteur au fil des ans, estime-t-elle.

Un mystérieux lanceur d’alerte

Qu’est-ce qui a décidé les employés en souffrance à passer à l’action, après tout ce temps? L’idée a germé il y a près d’un an déjà, poursuit Camille, notre interlocutrice, après le passage d’un mystérieux lanceur d’alerte. Dans les couloirs de Manor Genève, une missive a été déposée dans tous les recoins de l’établissement, notamment dans les salles de pause.

Que contient-elle? Signée de la main d’un «salarié en détresse» anonyme, elle pointe du doigt le comportement des responsables du grand magasin. Blick est en possession de ce document.

«Manque de respect», «propos inappropriés», «pressions psychologiques sur les salariés»… Les reproches énumérés dans ce texte intitulé «appel de détresse» sont nombreux. Son but avoué? Faire en sorte que les collaborateurs se serrent les coudes et dénoncer tout acte «inacceptable».

Qui l’a écrit? Mystère. Les exemplaires auraient été distribués dans des endroits non vidéosurveillés et rapidement retirés par la direction. L’incident n’aurait donné lieu à aucune communication de la part des dirigeants. Mais l’appel a porté ses fruits puisqu’il aurait convaincu des travailleurs de s’organiser, glisse notre source.

«Nous tremblons pour nos postes», confie Camille. Elle relève qu’elle et sa team apprécient sincèrement leur travail, en plus d’en avoir besoin: «Mais les employés sont au bout du rouleau.» La situation est d’autant plus déplorable que le service à la clientèle en pâtit, regrette-t-elle.

Un problème de copinage

Dans un tel contexte, comment expliquer la passivité de la direction? Mme Marquez disposerait d'un soutien haut placé au sein de Manor Genève, gagent quatre témoins.

Ce qui leur permet de l’affirmer? La manager se vanterait d’avoir une proximité particulière avec son directeur. Ils se rendraient en particulier régulièrement à des matches de hockey, partageraient des dîners et mangeraient chaque jour ensemble au restaurant Manora.

Les ressources humaines de l’établissement genevois, quant à elles, connaîtraient parfaitement la situation. Elles auraient cependant les mains liées, selon ces quatre témoins. «Quand nous sollicitons les ressources humaines, on nous répond qu’ils sont au courant de tout, mais qu’ils ne peuvent rien faire, car notre supérieur est protégé par la direction» (sic), avance une plainte manuscrite.

«Nous traitons l’ensemble de notre personnel sur un pied d’égalité»

De leur côté, les salariés sont bien décidés à ne plus rester les bras croisés. L'équipe est suivie par un syndicat.

Notre interlocutrice nous indique qu’une trentaine d'employés ont dénoncé les faits précédemment évoqués sur une plateforme indépendante, Integrity24. Le dossier serait parti aux ressources humaines de Manor à Bâle le 4 mai dernier, comme le prévoit la procédure de cette plateforme.

Les rapports d'Integrity24 sont transmis aux ressources humaines des entreprises

La plateforme Integrity24.ch permet aux collaborateurs des entreprises clientes de signaler des irrégularités et des comportements fautifs intolérables afin d'empêcher les abus dans l'entreprise et de minimiser leurs risques, explique par écrit son directeur Martin Bircher. Ce traitement externe permettrait de protéger l'anonymat des personnes signalant des faits et d'augmenter la propension à les signaler.

Les informations sont reçues par la plateforme et examinées, poursuit-il. Si nécessaire, des éléments supplémentaires sont demandés. Le contact est dans tous les cas maintenu avec l'auteur du signalement et un tri est ensuite effectué. Celui-ci aboutit au classement de la procédure de signalement par manque de preuves, à l'orientation vers un centre d'accueil ou à la recommandation à l'entreprise concernée d'ouvrir une enquête interne.

La plateforme Integrity24.ch permet aux collaborateurs des entreprises clientes de signaler des irrégularités et des comportements fautifs intolérables afin d'empêcher les abus dans l'entreprise et de minimiser leurs risques, explique par écrit son directeur Martin Bircher. Ce traitement externe permettrait de protéger l'anonymat des personnes signalant des faits et d'augmenter la propension à les signaler.

Les informations sont reçues par la plateforme et examinées, poursuit-il. Si nécessaire, des éléments supplémentaires sont demandés. Le contact est dans tous les cas maintenu avec l'auteur du signalement et un tri est ensuite effectué. Celui-ci aboutit au classement de la procédure de signalement par manque de preuves, à l'orientation vers un centre d'accueil ou à la recommandation à l'entreprise concernée d'ouvrir une enquête interne.

La grande enseigne confirme-t-elle avoir reçu les témoignages de plusieurs employés qui se plaignent du comportement de cette supérieure depuis plusieurs années? Si oui, des mesures ont-elles été prises pour vérifier les faits avancés et veiller au bien-être de ces employés? Interrogé à ce sujet, Manor évoque la loi sur la protection des données. Le grand magasin précise à travers son porte-parole qu’il «ne tolère aucune forme de harcèlement, quelle qu’elle soit».

Que répond la chaîne de grands magasins à l’accusation selon laquelle la manager décriée serait «protégée» par la direction de Manor Genève? Elle nie tout traitement de faveur. «Nous traitons l’ensemble de notre personnel sur un pied d’égalité, affirme-t-elle. Nous prenons le bien-être de nos collaboratrices et collaborateurs très au sérieux, comme en témoignent notamment notre code de conduite, nos valeurs ainsi que les nombreux canaux de communication permettant à toutes et tous de s’exprimer et d’apporter un feedback à tout moment, de manière anonyme si souhaité — notamment via une plateforme neutre et un service externalisé. L’ensemble de ces informations sont prises en compte, analysées de manière objective et des mesures appropriées sont mises en place.»

*Noms modifiés

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