«Commentaires désobligeants», «harcèlement moral», «humiliations», «menaces quotidiennes», «comportement abusif», «mobbing», incitations à travailler malgré un arrêt maladie… Les accusations portées dans plusieurs plaintes internes de l’équipe de décoration de Manor Lausanne Morges sont choquantes. En cause: les pressions qui auraient été exercées par un ancien manager de la grande enseigne. Et ce, avec «la complicité des ressources humaines et de la direction des établissements», garantissent à Blick des témoins.
Nous avons pu consulter trois de ces missives. Elles portent les signatures de plusieurs anciens membres de la «Team Visual» de Manor Lausanne Morges. Cette équipe constituée d'une petite dizaine de décorateurs et aide-décorateurs réalise les affichages et promotions dans les magasins de ces deux villes du bord du Léman. Mais ces dernières années, elle aurait connu quatre cas de burn-out et de nombreuses démissions.
Une affaire portée devant les prud’hommes
Comment expliquer ce mal-être? Deux de ces démissionnaires pointent du doigt, dans des courriers internes, du «harcèlement moral», qui aurait conduit à des «angoisses». Leur ex-manager aurait finalement été licencié en février dernier, après un changement de direction et dans des circonstances atypiques, affirment deux sources concordantes.
Or, les plaignants porteraient encore les stigmates de leur passage dans la firme. L’un d’entre eux a décidé de porter l’affaire devant le Tribunal des prud’hommes. Il est bien déterminé à affronter cette entreprise, qui se décrit sur son site comme le «plus grand groupe de grands magasins de Suisse», avec près de 8000 collaborateurs dans tout le pays.
Que s’est-il passé concrètement au sein de Manor Lausanne Morges entre 2020 et 2023? Pour le comprendre, Blick s’est procuré plusieurs courriers et documents internes et s’est entretenu avec deux anciens employés de l’équipe de décoration concernée, ainsi qu'avec la mère d’une troisième, en formation et encore mineure au moment des faits. Les témoins cités ont préféré garder l’anonymat pour éviter toute répercussion sur leur carrière.
«Il fallait faire du chiffre à tout prix»
Les témoins sont unanimes: les problèmes avec leur supérieur auraient sérieusement commencé à se dégrader à la fin de l’année 2020, après la crise du Covid-19. Au téléphone, une ancienne employée est amère. «Comme le chiffre d’affaires de Manor se 'cassait la gueule’, la direction s’est focalisée sur le côté visuel pour attirer du client, appuie-t-elle. Et nous a mis sous pression.» Les membres de l'équipe auraient notamment dû faire face à des changements de dernière minute à répétition et à une «charge de travail de plus en plus intense», selon un e-mail interne.
La culture d’entreprise, décrite globalement comme étant «toxique», aurait poussé la petite équipe à tolérer le comportement «abusif» de son manager, M. Richard*. C’est ce qu’affirme David*, un autre ancien membre de cette team.
«Colères», «humiliations»,... Deux collaborateurs de l’équipe de décoration auraient été particulièrement touchés par ces agissements. D’une part, David, qui aurait été victime de «propos homophobes». D’autre part, une ancienne apprentie, qui aurait subi du «mobbing». La mère de cette jeune femme a accepté de raconter à Blick l'expérience de sa fille. Nous leur consacrons deux articles dédiés.
Décembre 2021: Un premier entretien avec les ressources humaines
Une énième démission au sein de la «Team Visual» survient en décembre 2021: celle de Karine*, après un burn-out de plusieurs mois (lire encadré ci-dessous). Certains de ses ex-collègues ont alors décidé d’alerter leur hiérarchie: M. Dessimoz*, collaborateur des ressources humaines de Manor Lausanne Morges, ainsi que le directeur de l’établissement, M. Rieder*, ont été contactés, selon un courriel en notre possession.
Le départ de Karine aurait été le déclencheur d'une prise de conscience au sein de la «Team Visual», selon un témoin. Blick a pu s'entretenir par téléphone avec cette ancienne collaboratrice décoration. Cette jeune femme a démissionné de son poste à la fin de l’année 2021, après des mois de burn-out. Elle a alors envoyé un e-mail au CEO de Manor, au directeur régional, ainsi qu’aux ressources humaines. Et mis en copie de ce courriel toute son équipe. Pourquoi? «Je savais qu’on leur cacherait les motifs de mon départ sinon», déplore-t-elle.
Dans ce texte — que Blick s’est procuré — elle dénonce un «manque de personnel évident», de nombreuses «blessures et douleurs» au sein de son équipe, causées par «un manque d’empathie et de compréhension» de la part de sa hiérarchie. Elle y explique aussi à quel point ces dysfonctionnements ont impliqué son état de santé.
Elle y assène enfin qu’il existe «un réel problème au sein de Manor». «Mais celui-ci se situait encore bien plus haut que M. Richard», nous précise-t-elle au bout du fil. Raison pour laquelle elle aurait adressé sa missive à plusieurs échelons du grand magasin.
Elle aurait malgré tout continué à soutenir son ancienne équipe dans ses démarches pour faire cesser les «abus» du «système Manor qui a zéro éthique», affirme-t-elle.
Le départ de Karine aurait été le déclencheur d'une prise de conscience au sein de la «Team Visual», selon un témoin. Blick a pu s'entretenir par téléphone avec cette ancienne collaboratrice décoration. Cette jeune femme a démissionné de son poste à la fin de l’année 2021, après des mois de burn-out. Elle a alors envoyé un e-mail au CEO de Manor, au directeur régional, ainsi qu’aux ressources humaines. Et mis en copie de ce courriel toute son équipe. Pourquoi? «Je savais qu’on leur cacherait les motifs de mon départ sinon», déplore-t-elle.
Dans ce texte — que Blick s’est procuré — elle dénonce un «manque de personnel évident», de nombreuses «blessures et douleurs» au sein de son équipe, causées par «un manque d’empathie et de compréhension» de la part de sa hiérarchie. Elle y explique aussi à quel point ces dysfonctionnements ont impliqué son état de santé.
Elle y assène enfin qu’il existe «un réel problème au sein de Manor». «Mais celui-ci se situait encore bien plus haut que M. Richard», nous précise-t-elle au bout du fil. Raison pour laquelle elle aurait adressé sa missive à plusieurs échelons du grand magasin.
Elle aurait malgré tout continué à soutenir son ancienne équipe dans ses démarches pour faire cesser les «abus» du «système Manor qui a zéro éthique», affirme-t-elle.
Mais aucun n’aurait réagi. Certains des anciens collègues de Karine se sont alors adressés à une plateforme indépendante: Integrity24, qui permet de déposer des dénonciations anonymement en cas de problème dans une entreprise partenaire de la plateforme (c’est le cas de Manor). Quatre membres de la «Team Visual» ont déposé une plainte auprès d'elle, montre un e-mail.
La première de ces réclamations, transmise en avril 2022, aurait été gérée par M. Rieder. Trois autres auraient suivi, en juillet 2022. Une task force aurait alors été mise sur pied, comme le préconise la procédure d’Integrity24. L’affaire serait ainsi arrivée sur le bureau des ressources humaines de Manor, à Bâle.
La suite? En lieu et place d’une véritable enquête, les plaignants auraient reçu de simples coups de téléphone d’une gestionnaire du personnel — on leur aurait dit que les deux autres membres de cette task force étaient en vacances. La collaboratrice chargée de l’enquête se serait contentée de demander aux employés comment ils se sentaient et ce qui s’était passé, nous assure de vive voix l’un d’entre eux.
Elle aurait par la suite envoyé un questionnaire à toute la «Team Visual», sans lui fournir d’explications. Ce formulaire, nommé «360 degrés», aurait été transmis à l'automne 2022 pour évaluer le cadre pointé du doigt. Ce document aurait notamment contenu des questions auxquelles ses subalternes ne pouvaient pas répondre, comme la façon dont leur manager gérait les budgets ou le matériel pour accomplir des tâches.
Le vrai problème? Ce questionnaire n’aurait débouché sur rien de concret. Les plaignants n’auraient plus eu de nouvelles de cette gestionnaire des ressources humaines depuis août 2022. Aucune conclusion ne leur aurait été transmise, déplore l’un d’eux. Le statu quo aurait perduré jusqu’en février 2023.
17 février 2023: M. Richard disparaît des radars
Aujourd’hui, M. Rieder, le directeur de Manor Lausanne Morges mis en cause par ces témoins, et M. Richard ne sont plus en poste. Un nouveau dirigeant est entré en fonction le 1er février 2023. Un peu plus de deux semaines plus tard, M. Richard aurait été limogé avec effet immédiat, selon deux sources concordantes. Ces deux départs sont-ils liés aux événements passés? Ces témoins gagent que oui.
Mais malgré ce licenciement, David, toujours dans les rangs de Manor, a décidé de demander réparation à l'entreprise. Pour quelle raison? «Il est reproché à Manor d'avoir notamment toléré le comportement homophobe d’un collaborateur», explique au bout du fil son avocate, Me Tatiana Bouras. Raison pour laquelle la femme de loi estime aujourd’hui que les chances de son client d’obtenir des dommages et intérêts sont bonnes.
Manor se refuse à «tout commentaire»
Blick a confronté le nouveau directeur de Manor Lausanne Morges, ainsi que la gestionnaire des ressources humaines chargée de l’enquête interne, à l’ensemble de ces récits. Cette affaire avait-elle jusque-là été traitée avec le sérieux nécessaire?
«Manor ne tolère aucune forme de harcèlement, quel qu’il soit», répond une porte-parole de Manor, contactée par Blick. Dans cet e-mail succinct, la firme assure qu’une attention suffisante a été accordée aux personnes citées: «Nous prenons le bien-être de nos collaboratrices et collaborateurs très au sérieux, comme en témoignent notre code de conduite, nos valeurs ainsi que les nombreux canaux de communication permettant à toutes et tous de s’exprimer et d’apporter un feedback à tout moment, de manière anonyme si souhaité — notamment via une plateforme neutre et un service externalisé. L’ensemble de ces feedbacks sont pris en compte, analysés de manière objective, et des mesures appropriées sont mises en place.»
Pour quels motifs le manager a-t-il été licencié? Cela a-t-il un lien avec les plaintes d’anciens employés de son équipe? Que répond le magasin aux accusations selon lesquelles M. Richard aurait été couvert par sa hiérarchie? Invoquant la protection des données, Manor s’est refusé à «tout commentaire». L’ancien directeur, M. Rieder, n’a pas pu être joint par nos soins.
*Noms connus de la rédaction