Un «Tinder» contre la haine
Un algorithme suisse aurait-il pu protéger Marius Diserens?

Peut-on combattre la haine en ligne comme celle que le politicien a expérimentée grâce à la technologie? C'est ce que tente depuis l'été dernier un projet qui vient d'être lancé en Suisse romande. Les premiers enseignements sont encourageants.
Publié: 21.05.2022 à 19:27 heures
|
Dernière mise à jour: 21.05.2022 à 20:05 heures
8 - Adrien Schnarrenberger - Journaliste Blick.jpeg
Adrien SchnarrenbergerJournaliste Blick

«Ce sont 3000 ou 4000 personnes qui ont commencé à me vomir sur le dos, souvent des gens qui n’auraient rien osé me dire en face. Personne n’est préparé à vivre ça, même quand on a l’habitude.» Le conseiller communal des Verts à Nyon (VD) Marius Diserens a confié cette semaine à Blick son désarroi face au cyberharcèlement dont il a fait l’objet.

Notre article a suscité beaucoup de commentaires sur les réseaux sociaux. Si une majorité d’internautes soutiennent le politicien et militant queer, d’autres relèvent que son exposition — notamment médiatique — engendre logiquement des critiques, «même si je ne cautionne pas les infractions légales», précise l’un d’eux.

Doit-on se résoudre à subir de la haine sur internet? Certains pensent que non. Certaines, serait-on tenté d’écrire, puisque la fronde est menée par Alliance F, la faîtière des organisations féminines en Suisse. Pourquoi les femmes sont-elles particulièrement engagées en la matière?

Les femmes particulièrement visées

C’est sur une terrasse genevoise que nous allons trouver la réponse. Derrière un ordinateur portable dont le revers est bardé de stickers féministes, on découvre Morgane Bonvallat. La jeune femme est le visage romand de «Stop Hate Speech», une campagne visant à réduire la haine sur internet. «Les femmes ne sont pas vraiment protégées par la loi», explique cette diplômée en lettres.

Tandis que l’article 261bis du Code pénal punit le racisme et, depuis juillet 2020, les attaques contre les minorités sexuelles, viser les femmes ne tombe pas sous le coup de cette norme pénale. Dit de manière très crue, la phrase «Toutes les Italiennes sont des putes» tombe sous le coup de la loi, tandis que l'auteur de «Toutes les femmes sont des putes» ne se rend pas punissable.

Photo: Yoshiko Kusano

C'est en découvrant cela lors d’une session de l’ONU sur les violences faites aux femmes que la présidente d’Alliance F Sophie Achermann décide d’agir. Pas seulement pour défendre la cause féminine, mais contre la haine en ligne en général. La Bernoise s’est donnée les moyens de ses ambitions: à l’été 2021, le projet «Stop Hate Speech», fruit d’une large coalition d’acteurs dont l’Université de Zurich et devisé à «un nombre à sept chiffres», voit le jour.

Un chien qui agit comme Tinder

La tâche est ardue, mais ces casques bleus du Net ont une alliée: la technologie. Ainsi, c’est à Bot-Dog (un jeu de mots autour de «bot», robot en anglais), qu’incombe le rôle de détecteur de flambées de haine. Ce chien virtuel va scanner les plateformes et soumettre les contenus potentiellement problématiques aux utilisateurs, bien réels cette fois, d’une application.

Derrière l’écran, des «pompiers» volontaires décident s’il y a des incendies à éteindre. «Comme sur Tinder, ils peuvent swiper à gauche ou à droite s'ils estiment que le contenu en question est haineux», image Morgane Bonvallat. Sa brigade forte de près de 1500 personnes outre-Sarine va bientôt s’étoffer: Bot-Dog a été lancé le mois dernier en Suisse romande. Objectif de la première phase: entraîner l'algorithme, pour qu'il devienne meilleur à détecter les contenus qui nécessitent une intervention.

Bot-Dog est un chien virtuel censé protéger le «troupeau» d'utilisateurs des réseaux.
Photo: DR

Le démarrage a été effectué notamment en présence de la conseillère aux États Lisa Mazzone. «C’est un peu particulier de m’avoir invitée», a souri la Genevoise, connue pour être totalement absente des réseaux sociaux depuis le début de sa carrière politique, en ouverture de soirée. Morgane Bonvallat n’y voit pas de paradoxe. Bien au contraire. «C’est là tout le problème, analyse la responsable de projet. Les personnes ciblées par la haine ont une incitation à se retirer des plateformes pour se préserver. Elles sont ainsi invisibilisées, réduites au silence.»

«La meilleure solution, c'est l'empathie»

Il faut donc riposter, insiste la Genevoise. Mais comment? C’est là tout l’intérêt du «Counter Speech», un projet de recherche dont Blick est partenaire: mesurer les stratégies les plus efficaces pour diminuer la haine. En plus d’entraîner Bot-Dog, les premiers mois du projet outre-Sarine ont déjà produit des résultats, résumés dans une étude parue peu avant Noël.

«Nous n’avons pas trouvé la panacée pour rendre internet totalement bienveillant, mais nous avons beaucoup progressé pour découvrir les stratégies efficaces et celles contre-productives», résume Dominik Hangartner, professeur en politiques publiques à l’Université de Zurich. Concrètement, les chercheurs ont utilisé l’intelligence artificielle (machine learning) pour identifier 1350 utilisateurs de Twitter qui avaient publié des contenus racistes ou xénophobes.

Ils les ont répartis en trois groupes utilisant autant de contre-stratégies à la haine: l’humour (1), un avertissement sur les conséquences possibles (2) et l’empathie (3), ainsi qu’un groupe de contrôle. Principal enseignement: seule l’empathie fonctionne réellement contre la haine sur internet. Mais qu’entend-on par empathie, au juste? «Si quelqu’un écrit ‘Je rêve d’un monde sans musulmans’, par exemple, il ne faut pas répondre ‘Je rêve d’un monde sans toi’ ou provoquer une escalade de violence verbale», avance Morgane Bonvallat.

Un signalement de racisme par jour

«Au contraire, il faut expliquer pourquoi c’est blessant.» Autre point positif montré par l’expérience: les auteurs de haine lâchent l’affaire s’ils se sentent minorisés — de quoi attester de la pertinence d’agir en groupe. Et de renverser le rapport de force, par exemple en demandant à l’auteur d’un message de haine comment il se sentirait si l’on avait utilisé ces mots pour qualifier l’un de ses proches.

Reste que le racisme, en particulier, est omniprésent sur les réseaux sociaux. Un autre projet permet de s’en rendre compte: lancée fin novembre, la plateforme «Report racism online» de la Commission fédérale contre le racisme (CFR) a reçu environ un signalement par jour. «Un quart de ces signalements sont des cas pénalement répréhensibles», explique Maya Hertig. professeure ordinaire à l'Université de Genève et vice-présidente de la CFR. Ce qui ne veut pas dire que chacun fasse l’objet d’une plainte, très loin de là.

De plus, une attaque peut tout à fait être problématique sans enfreindre la loi. «Certains haters pensent qu’ils sont à l’abri parce qu’ils respectent le cadre légal. Mais il y a aussi la morale», relève Morgane Bonvallat. De manière générale, la haine en ligne est un casse-tête pour juristes. Qu’est-ce qui relève de la sphère publique et de la sphère privée? Un commentaire insultant sur un profil privé est-il public? Autant de questions qui font encore l’objet de controverse, avec un arsenal de défense à définir.

Facebook ne supprime que 5% de la haine

Il est aussi important de mieux cerner les auteurs. Constat intéressant: la haine semble omniprésente alors qu’elle est le fait d’une extrême minorité. «C’est un cliché éculé d’internet: 100% d’utilisateurs, 90% de passifs, 9% d’actifs et 1% de très actifs, détaille Morgane Bonvallat. On pensait que c’était dépassé, mais cela reste très pertinent puisque sur Twitter, c’est une minorité qui est très problématique.» Stop Hate Speech devrait bientôt être en mesure de dévoiler des chiffres quant aux propagateurs de haine.

Dans l'immédiat, la responsable de projet peut déjà dire qu'il s'agit d'une minorité très visible. Les plateformes ne pourraient-elles pas agir pour devenir plus bienveillantes? Ce n’est pas aussi facile, regrette Morgane Bonvallat. Le géant Meta, qui regroupe WhatsApp, Facebook et Instagram, ne se montrerait que peu accessibles. A l’automne dernier, une fuite interne rapportait que Facebook lui-même ne se dit capable d’effacer que 5% des messages de haine.

Ceci alors qu’à fin 2021, près de trois milliards d’individus utilisaient quotidiennement les services de l’agrégat géant de Mark Zuckerberg. «Lisa Mazzone a réussi à faire campagne sans les réseaux sociaux, mais c’est une exception, insiste la Genevoise. Il est de plus en plus difficile d’ignorer ce qui se passe sur internet, qui est de plus en plus un prolongement de la vie réelle. Certains employeurs vont scruter les réseaux sociaux et ne pas y être peut se révéler un désavantage!»

Des conséquences physiques

Meriam Mastour, fer de lance de l'association des Foulards Violets, un collectif de femmes solidaires avec celles qui ont décidé de porter le voile, corrobore. La juriste relève que seules deux militantes ont «survécu» aux nombreuses attaques dont l’association a fait l’objet en ligne. Toutes les autres ont disparu des réseaux pour se protéger. Parce que la haine en ligne peut avoir des conséquences (mauvaise santé mentale, dépression, anxiété, panique, …) bien réelles.

Alors que Bot-Dog arrive en Suisse romande (cliquez ici pour l’entraîner), le Counter Hate Speech Lab tire un bilan très positif de ses premiers mois d’existence. «Ce projet participatif a permis à mes étudiants de créer des outils importants pour les sciences sociales, mais aussi pour l’éthique», salue le professeur Dominik Hangartner. «J’ai contribué à un article scientifique mais aussi et surtout à avoir un impact, tant dans le monde réel que virtuel», se réjouit Buket Demirci, doctorant.

Découvrez nos contenus sponsorisés
Vous avez trouvé une erreur? Signalez-la