Un infectiologue parle de sa lutte
«A l'hôpital, des chiffres abstraits deviennent soudain très réels»

Les faits sont essentiels dans la lutte contre la pandémie. Mais le flot de chiffres qui soutiennent ceux-ci en dépasse plus d'un. L'infectiologue Manuel Battegay explique pourquoi ce flux de données est important et surtout, comment faire pour pouvoir le gérer.
Publié: 21.11.2021 à 09:39 heures
1/5
«Plus la maladie est aiguë, plus le lien avec les données chiffrées est proche», dit Manuel Battegay
Photo: Valeriano Di Domenico
Danny Schlumpf

Comment notre perception des chiffres sur le Covid influence-t-elle notre vie quotidienne?
Manuel Battegay:
Pour beaucoup, les chiffres sont devenus malheureusement irréels. Une impression de vitesse peut nous submerger.

La rapidité est cruciale dans cette pandémie. La science a-t-elle déjà été aussi rapide?
De l’annonce de l’alunissage en 1961 à sa réalisation, il a fallu huit ans. Entre les premières descriptions de cas de VIH et la découverte du virus, deux ans se sont écoulés. Et entre le séquençage du génome du SARS-CoV-2 et les premiers essais cliniques de vaccination, il ne s’est écoulé que 65 jours. C'est extrêmement impressionnant. Certains pensent même que la rapidité dont la science a fait preuve cache quelque chose. Et pourtant, cette impression est fausse. De nombreux vaccins sont génialement simples dans leur concept.

Lorsque de nouvelles études sont publiées, les développements de la pandémie ont déjà touché la population depuis longtemps.
C’est vrai. Mais lorsque les unités de soins intensifs se remplissent, comme à l’automne 2020, il n’est pas toujours nécessaire de disposer d’études toutes prêtes pour identifier les besoins d’action. Nous devons observer attentivement, corriger le cas échéant, nommer ce qui est évident et tirer les conclusions qui s’imposent. C’est ce que nous appelons la plausibilité.

Selon ce principe, vous avez prédit dès janvier 2020 qu’un vaccin contre le Covid arriverait pour l’été, sans que vous ayez les données correspondantes.
Cela me semblait alors plausible ou du moins possible, en raison des caractéristiques du virus et des possibilités de la recherche actuelle.

Vous avez eu raison. Mais vous avez également déclaré en mars 2020 que la deuxième vague serait plus faible. Vous vous êtes trompé sur ce point.
C’est vrai, je me suis trompé. Cela fait aussi partie de l’évaluation des données. Je partais du principe que le nombre de cas non recensés serait élevé et que l’immunité de masse de la population serait plus robuste. Mais les données ont ensuite montré que les chiffres étaient plus bas. J’ai donc dû corriger mon évaluation à l’été 2020.

Les chiffres et les données affluent comme des torrents, depuis le début de la pandémie. Malgré cela, nous continuons à faire face à de nouvelles vagues. Pourquoi?
Nous avons besoin d’une défense individuelle et sociale solide. À cause du variant Delta, il devient difficile de chiffrer le pourcentage d’immunité collective. De nombreux décès sont prévisibles pour cet hiver. Malgré un taux de vaccination très élevé, y compris pour le rappel, le virus pourrait continuer à circuler dès le printemps prochain, mais sans toucher trop de personnes. J’espère aussi que de nouveaux médicaments seront disponibles.

En tant que scientifique, vous communiquez des données au public. Un tel engouement pour les experts, c’est du jamais-vu. Est-ce une bonne ou une mauvaise chose?
On nous a attribué un très grand rôle. Mais nous devons connaître nos limites. J’essaie de m’exprimer uniquement dans le domaine que je connais vraiment bien. Sinon, la confiance en la science risque d’en pâtir. Et surtout, nous ne décidons pas des mesures de politique de santé.

Vous êtes également médecin-chef et vous traitez des patients Covid. Perçoit-on les chiffres du Covid différemment quand un de ses proches est aux soins intensifs?
Plus la maladie est aiguë, plus on sent l’importance des chiffres de manière personnelle. J’en ai fait l’expérience à maintes reprises, même chez des personnes qui ne voulaient pas en entendre parler auparavant. Dans une situation d’urgence, les données et les diagnostics sont directement liés aux émotions. Elles n’apparaissent plus comme quelque chose d’abstrait, que l’on subordonne à une certaine vision du monde, mais sont souvent décisives pour des questions de vie ou de mort. C’est pour cette raison que les patients acceptent d’éventuelles complications lors d’une intervention vitale. Dans les services d’urgences, il ne s’agit plus de probabilités. A l’hôpital, les chiffres deviennent soudain très réels.

Le constatez-vous aussi chez les patients non vaccinés?
Une fois hospitalisés, la plupart d’entre eux regrettent de ne pas avoir pris au sérieux les données sur l’effet du vaccin. Un risque qui était statistiquement faible devient alors absolu.

L’effet de la dose de rappel est également remis en question.
Les données montrent que l’efficacité du vaccin diminue après six mois. Une grande partie est encore bien protégée, mais il y a de plus en plus d’infections post-vaccinales et d’hospitalisations de personnes plus jeunes. Le rappel protège les personnes vaccinées et empêche le virus de circuler librement. Les données montrent également que dès que les mesures sont relâchées et que des occasions se profilent, le Delta se propage à nouveau très rapidement.

Ceux qui argumentent avec des faits basés sur des chiffres n’ont pas toujours raison…
Bien sûr que non! Avec le Covid, nous l’apprenons tous les jours. J’espérais moi aussi que l’effet du vaccin durerait plus longtemps. Nous devons donc toujours analyser ce qui se passe. Les données peuvent aussi comporter des effets de distorsion qui ne sont pas faciles à identifier. Par exemple, il y a eu peu de cas cet été, ce qui a donné l’impression que la pandémie était en train de se terminer. Les données sont correctes, mais la conclusion est fausse. Nous avons pu constater sur deux ans que la saisonnalité est assez importante. Un autre biais, plus grave, consiste à remarquer davantage les effets secondaires graves, mais très rares, sur les 7,6 milliards de doses de vaccin administrées. Ne devrions-nous pas au moins autant insister sur le nombre de vies humaines sauvées en contrepartie?

Le taux de vaccination en Suisse stagne. En tant que médecin et scientifique, vous heurtez-vous aussi à une limite?
C’est ainsi. Les médecins et le personnel soignant, mais aussi les patients concernés et leurs proches, savent que les soins impliquant une respiration artificielle, le maintien de différentes fonctions organiques et des infections supplémentaires sont très éprouvants. Et pourtant, pour de nombreuses personnes non vaccinées, cela reste quelque chose de lointain. Il faut que le plus grand nombre possible de personnes de moins de 50 ans se fasse vacciner, du moins celles qui présentent des facteurs de risque.

(Adaptation par Alexandre Cudré)

Vous avez trouvé une erreur? Signalez-la