Le lobby du tabac est profondément ancré en Suisse, comme le montre un rapport international publié ce mardi 14 novembre. Ses ramifications s'étendent largement sur tout le territoire.
Comment ce lobby s'est-il infiltré dans le pays? Peut-on vraiment lutter contre lui et, le cas échéant, comment procéder? Thomas Angeli, coprésident de Lobbywatch et rédacteur du Beobachter, répond.
Thomas Angeli, comment se fait-il que la Suisse soit si faible en matière de prévention du tabagisme?
Cela ne m'étonne pas du tout. C'est un échec pour la Suisse de se retrouver si mal notée concernant sa neutralité vis-à-vis de ce lobby. Ce classement montre tout simplement que l'industrie joue un rôle extrêmement fort dans notre pays.
Pourquoi?
Sans doute parce que Philip Morris International, Japan Tobacco International et British American Tobacco – trois des plus grands industriels – ont des sites importants en Suisse. Philip Morris a par exemple un centre de recherche à Neuchâtel qui emploie plusieurs milliers de personnes. British American Tobacco a un immense site de production dans le Jura.
Ces entreprises sont fortement ancrées dans les régions, en particulier en Suisse romande et dans le canton de Lucerne, où Japan Tobacco International possède d'ailleurs un site. S'opposer à cette influence est suicidaire pour les personnalités politiques de ces cantons.
Et qu'en est-il à l'échelle nationale?
La Suisse a une longue tradition de soumission au lobby du tabac. Jusqu'au début des années 90, il existait par exemple la «Commission scientifique de l'Association suisse des fabricants de cigarettes», une organisation qui faisait du lobbying pour l'industrie du tabac, soutenue par la communauté scientifique. On sait désormais que cette organisation achetait des scientifiques et des études et influençait les décisions politiques. Elle n'existe plus aujourd'hui, mais l'héritage de ce lobbying vit encore.
Mais alors, comment voit-on les activités de ce lobby en Suisse, puisqu'il est précisément invisible?
Certes, il n'est pas très visible de l'extérieur et les liens avec le Parlement sont peu évidents, à l'exception de ceux créés avec le conseiller national UDC Gregor Rutz qui, en tant que président des négociants en tabac suisses, défend leurs intérêts au Parlement. Mais l'Union suisse des arts et métiers s'engage régulièrement pour défendre les intérêts du lobby du tabac.
L'association a même fondé l'«Alliance de l'économie pour une politique de prévention modérée». Grâce à cette alliance, elle a réussi à mettre dans sa poche tous ceux qui s'opposent à la réglementation sur les produits créant une dépendance; des boulangers aux vendeurs de vin, en passant par les stations-service. Ils sont tous très proches les uns des autres dans cette alliance.
Pouvez-vous citer d'autres exemples?
De temps en temps, la Communauté d'intérêts de l'ancien conseiller national UDC Sebastian Frehner organise des évènements pour les parlementaires, comme celui qui se tiendra lors de la prochaine session d'hiver, le 18 décembre, lors de laquelle le groupe Japan Tobacco International interviendra.
Il y a aussi la Communauté d'intérêt Environnement propre, qui s'engage contre l'abandon de déchets sauvages. Peu le savent, mais cette communauté est membre de Swiss Cigarette, l'association de Philip Morris, British American Tobacco et Japan Tobacco International en Suisse.
Existe-t-il d'autres stratégies permettant aux industriels d'exercer leur influence?
Oui, bien sûr! Parfois de manière plus classique. Swiss Cigarette a par exemple annoncé en 2018 un code de conduite de la branche pour tenter de prouver ses bonnes intentions envers la société. L'industrie du tabac le fait de manière très offensive. Et comme le tabac est également cultivé en Suisse, elle peut aussi compter sur le soutien des agriculteurs! Ils ont vraiment des ramifications très puissantes...
La politique fait-elle vraiment le poids face au lobby du tabac?
La nouvelle loi sur les produits liés au tabac, les nouvelles restrictions concernant la publicité et les cigarettes électroniques posent certaines limites. Mais les multinationales du tabac ont toujours été très créatives lorsqu'il s'agit de maintenir et de développer leurs activités. Elles trouveront toujours des moyens de continuer à influencer la législation, ce qui est leur droit. La seule chose, c'est toutefois de dévoiler les moyens financiers investis dans ce lobbying de manière transparente.
Mais alors, où est le problème?
Soyons clairs: le lobby du tabac promeut un produit nocif pour la santé et c'est la collectivité qui en supporte les coûts. Il est donc indispensable de se pencher sur ce problème. Le Parlement devrait montrer les muscles et faire passer la loi sur ce genre de produits, telle qu'elle est prévue dans l'initiative «Enfants sans tabac».