Traitement oculaire
Quand la Confédération est coincée par la pharma et trompée par les caisses maladie

Les injections d'un traitement contre la dégénérescence maculaire coûtent plus de 150 millions en trop aux assurés alors qu'un autre fabriquant le produit pour moins cher. La Confédération plie devant l'industrie pharmaceutique et les caisses agissent de façon opaque.
Publié: 03.01.2024 à 16:53 heures
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Dernière mise à jour: 03.01.2024 à 16:55 heures
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Une injection dans l'œil coûte plus de 1000 francs. Mais cela pourrait se faire pour beaucoup moins.
Photo: Keystone
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Gian Signorell

Cette piqûre dans l'œil est probablement l'intervention médicale la plus chère de Suisse: l'injection contre la dégénérescence maculaire rapporte jusqu'à 1389,50 francs par application au fabricant de produits pharmaceutiques Novartis et aux ophtalmologues.

L'intervention est si simple que les patients peuvent être traités toutes les minutes dans les cliniques ophtalmologiques. «Cela fonctionne comme dans une usine», rapporte une initiée.

Le Conseil fédéral s'incline devant le lobby

Au 1er janvier de cette nouvelle année 2024, le Conseil fédéral aurait voulu mettre fin à cette pratique à la chaîne. Mais il s'est incliné devant le lobby de la santé. Les payeurs de primes devront donc verser cette année encore plus de 150 millions de francs en trop, explique le Conseil fédéral, et ce rien que pour cette seule intervention.

Cet exemple prouve une fois de plus comment les lobbies pharmaceutiques et médicaux exploitent le système de santé suisse. Mais les patients, les caisses-maladie et certains médecins neutralisent secrètement la politique de prix douteuse des fabricants de médicaments avec une astuce simple. Une analyse des factures de médecins réalisée par le «Beobachter» montre comment cela fonctionne.

Une patiente pose des questions

Comme des milliers d'autres personnes âgées, Elfie Grendene lutte contre une baisse de la vue. «J'ai subi une perte de vision progressive en quelques mois», explique cette femme de 87 ans. Elle souffre de dégénérescence maculaire liée à son âge avancé. Il existe trois médicaments pour la combattre mais en Suisse, seuls les deux plus chers peuvent être administrés.

«Pour chaque traitement oculaire, le médicament coûte à lui seul près de 1000 francs. Quand j'ai appris cela, j'ai cru que je n'entendais pas bien, raconte -t-elle. J'ai du mal avec cette médecine commerciale. Nous payons tous cela avec nos primes. Il n'est donc pas étonnant que celles-ci ne cessent d'augmenter.»

L'octogénaire n'a pas souhaité cautionner ces pratiques et a changé de médecin. «Mon nouvel ophtalmologue m'a dit: 'Chez moi, l'injection coûte beaucoup moins cher'.» En changeant de médecin, la patiente a ainsi économisé de l'argent. En raison des coûts plus faibles que celui-ci pratique, elle doit payer moins de quote-part.

Efficace, mais pas autorisé

La recette du nouveau médecin contre le prix élevé des médicaments est aussi simple qu'efficace. Il a simplement injecté à sa patiente le médicament meilleur marché Avastin dans le corps vitré de l'œil au lieu de l'un des deux médicaments onéreux. De nombreux autres médecins font de même.

Car d'un point de vue médical, il n'y a rien à reprocher à l'Avastin «bon marché». Il est sûr et efficace, cela a même été constaté par un tribunal. Seul problème: l'Avastin n'a pas d'autorisation de mise sur le marché en tant que médicament ophtalmologique, car le fabricant Roche ne le veut pas. Le groupe pharmaceutique bâlois n'a jamais fait enregistrer l'Avastin comme médicament contre la dégénérescence maculaire. Il n'a été enregistré que comme médicament contre le cancer. Si un médecin injecte malgré tout de l'Avastin pour un traitement oculaire, il s'agit d'une utilisation dite «off-label». Cela signifie qu'il utilise un médicament en dehors de l'autorisation officielle. Cette façon de faire est autorisée seulement si le patient donne son accord.

Photo: KEYSTONE

Lorsqu'un médecin opte pour Avastin, le coût du médicament est divisé par dix. En effet, le médicament est 90% moins cher par application face aux deux médicaments officiellement autorisés du groupe pharmaceutique bâlois Novartis. Concrètement: le médicament de Novartis Lucentis coûte 866,75 francs par seringue prête à l'emploi, le médicament de Novartis Eylea coûte 987,50 francs, alors que l'Avastin ne coûte que 80,95 francs par application, comme le montrent les factures médicales analysées par le «Beobachter».

La Confédération interdit aux caisses de faire des économies

En réalité, les caisses-maladie n'auraient pas le droit de payer ces factures, en raison d'une ordonnance de la Confédération. L'Office fédéral de la santé publique confirme cette information. Les caisses-maladie ont toutefois trouvé un moyen créatif de contourner la directive de Berne.

Plusieurs d'entre elles informent dans des entretiens de fond qu'elles paient sans problème les factures d'Avastin émises par les ophtalmologues. La politique est simple: fermer les yeux, par souci d'économie et dans l'intérêt des payeurs de primes. Tant qu'elles ne contrôlent pas les factures, les caisses ne remarquent officiellement rien. Leur comportement n'est donc pas répréhensible juridiquement. Cela signifie que pour économiser des coûts dans l'assurance de base obligatoire, elles doivent contourner la loi.

Une amende de 175 millions pour Roche et Novartis

Il y a de bonnes raisons à cette résistance secrète des caisses-maladie. Dans le domaine de l'ophtalmologie, on sait depuis 18 ans déjà que l'Avastin est efficace. Il y a cinq ans, la Cour européenne de justice a décidé que le remède pouvait être utilisé contre la dégénérescence maculaire. En mai 2023, Roche et Novartis ont même été condamnés en Italie en dernière instance pour entente anticoncurrentielle sur les prix des deux médicaments Avastin et Lucentis. L'autorité italienne de la concurrence a considéré que leur comportement constituait un cartel au détriment des patientes et patients italiens. Roche a été condamné à une amende de 90,5 millions d'euros, Novartis à 92 millions d'euros.

Le CEO Thomas Schinecker a vu son entreprise sanctionnée.
Photo: KEYSTONE

Les deux groupes pharmaceutiques bâlois avaient fait recours contre ces amendes pendant neuf ans à travers toutes les instances. Mais les tribunaux italiens sont convaincus que Roche et Novartis se sont entendus pour empêcher l'utilisation «off-label» d'Avastin. Comme les deux géants sont liés par des participations et des contrats de licence pour les autres médicaments traitant la dégénérescence maculaire, ils en profitent. 

Un porte-parole de Novartis affirme regretter la décision italienne. «Novartis est fermement convaincu que l'entreprise a agi à tout moment de manière appropriée et en accord avec le droit de la concurrence et les intérêts des patients.» Une porte-parole de Roche se contente quant à lui d'expliquer: «Avastin n'est pas autorisé pour le traitement des maladies oculaires.» Elle ajoute que la mission de Roche est de rechercher et de développer de nouveaux médicaments.

Les groupes pharmaceutiques font du lobbying

L'Italie a donc agi, mais pas la Suisse. En septembre 2023, le Conseil fédéral s'est plié aux exigences des lobbies de la santé. Une porte-parole de la Confédération affirme que les commissions parlementaires compétentes du Conseil national et du Conseil des Etats ont fortement critiqué cet état de fait. Lors d'une table ronde, le Département de l'intérieur du conseiller fédéral Alain Berset a donc cherché des «solutions de compromis» et a finalement renoncé à proposer au Conseil fédéral une large utilisation off-label de l'Avastin, tel que cela était envisagé pour le 1er janvier 2024.

La raison derrière ce retour en arrière? Roche et Novartis auraient œuvré lors de la consultation pour faire renoncer le Conseil fédéral à son projet. Le porte-parole de Novartis explique: Une utilisation off-label largement répandue serait une «menace pour le système juridique, médical et réglementaire établi, qui doit garantir l'autorisation par les autorités et l'utilisation de médicaments efficaces et sûrs pour les patients».

Selon la porte-parole de Roche, ce projet aurait «sapé la sécurité garantie aux patients et miné la protection de la propriété intellectuelle». En principe, les médicaments ne devraient être utilisés que dans les domaines pour lesquels ils ont été développés, testés et autorisés par Swissmedic. Le Surveillant des prix regrette en revanche que le Conseil fédéral ait «renoncé à cette importante mesure de réduction des coûts en faveur des payeurs de primes». Elle aurait pu être mise en œuvre «sans perte de qualité pour les patientes et les patients».


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