Question d’argent, ou de convictions? L’internationale et cosmopolite Genève, dont l’Université peut par exemple se flatter d’avoir proposé des cours et cursus en ligne bien avant la pandémie, rechigne pourtant à dispenser une éducation au numérique à ses écoliers. Une fois n’est pas coutume: l’argent n’a pas grand chose à voir là-dedans. Mais rembobinons. De quoi parle-t-on?
Le texte, porté par le Département de l'instruction publique, de la formation et de la jeunesse (DIP), sous l’égide de la conseillère d'État socialiste à sa tête, Anne Emery-Torracinta, demande à ce que 9 millions soient débloqués pour pourvoir «les établissements de l'enseignement obligatoire et de l'enseignement secondaire II des équipements nécessaires à l’éducation au numérique», révélait le 16 avril la RTS. Un montant divisé de plus de moitié depuis 2019, année à laquelle une deuxième tentative de moderniser les écoles avait échoué.
Trois piliers
Concrètement, il s’agit surtout de mieux préparer les élèves du primaire à affronter le monde hyper-connecté de demain, en symbiose avec le Plan d’études romand «Éducation numérique». Et cela via trois «piliers»: la science informatique, les «usages», c’est-à-dire les aspects sécuritaires et éthiques comme la sécurité de l’information et la protection de la personne, et enfin les médias. Le texte vise aussi à équiper toutes les classes d’école de Wi-fi (seulement une sur deux actuellement!), et le Secondaire II de divers équipements informatiques, ces deux derniers points faisant plutôt consensus dans le paysage politique.
Mais pour l'école primaire, c'est encore raté: la commission a (une fois de plus) dit non début avril. Pourquoi? «La majeure partie du PLR genevois s’oppose au projet de modernisation, et les Verts, attachés à l’idée de décroissance, sont divisés», explique un membre du Grand Conseil à Blick. Puis, il y a l’association «Réfléchissons à l’usage du numérique et des écrans — RUNE-Genève», qui rassemble des «professionnels», c’est à dire principalement des parents d’élèves frileux à l’idée de la numérisation.
Ce n’est pas l’argent qui manque
Parmi les détracteurs du projet, Jean Romain, député PLR au Grand Conseil, nous confie que l’argent n’est effectivement pas le «problème principal». Non. Ce qui rend les débats autour de ce thème particulièrement houleux, c’est leur charge idéologique. Et donc politique.
«L’investissement dans le numérique n’offre pas de plus-value éducative au primaire!», entonne l’élu. Invoquant que l’apprentissage de la lecture et de l’écriture — qui seraient, selon lui, en déclin — sont les points qu’il faut véritablement renforcer. Faire écrire les enfants sur des tablettes? Hors de question. «L’écriture à la main passe par le corps, apportant au cerveau une partie de ses substrats nourriciers, alors que les écrans amoindrissent cela.»
De l’autre côté, Olivier Baud, député d’Ensemble à Gauche au Grand Conseil et président de la commission parlementaire de l’Enseignement, dénonce une langue de bois. «Nous sommes tous d’accord pour dire qu’inonder le primaire d’écrans n’est pas la solution. Et que les préoccupations liées aux autres ressources, que peuvent avoir les professeurs, sont de toute façon prioritaires. Surtout dans une Genève internationale où les classes sont à 70% hétérogènes (ndlr: en termes de niveau scolaire, de langue maternelle et de contexte socioculturel), ce qui est le double de la moyenne nationale. Et les effectifs sont aussi parmi les plus importants, avec 20 élèves par classe en moyenne...». Mais Jean Romain n’est pas rassuré: «Les enfants sont déjà assez devant les écrans à la maison. Pour moi, c’est clair: pas d’écrans à l’école primaire.»
Pour Anne Emery-Torracinta, qui porte le projet, l’une des raisons d’être de ce dernier est justement la prévention: «Il s’agit, pas à pas, d’initier les élèves à une citoyenneté numérique. Aussi pour parer à ce fameux abus d’écran, que les détracteurs du texte brandissent comme argument. Alors que nous pourrions, en éduquant plus lucidement notre jeunesse, prévenir avant de devoir guérir.» Ajoutant que la plupart des enseignements se feraient en fait de manière «débranchée», donc sans écrans.
L’écologie et les GAFAM
Mais les partisans d’une école à l’ancienne ne sont pas les seuls sceptiques face au numérique. Les Verts, dont l’indécision a bloqué le projet en avril, sont divisés. Au centre de leurs préoccupations: l’impact écologique de la numérisation, et la dépendance des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft).
L’association RUNE argue elle aussi en ces termes. Voici ce qu'elle défend: «Une prise de décision concernant une numérisation basée sur une analyse globale multifactorielle des coûts/bénéfices qui prenne en compte les aspects pédagogique, social, financier et éthique (pourquoi enrichir Google et Apple en achetant des outils numériques qui ne garantissent pas la protection des données?), mais également écologique (quid de l’impact du numérique sur la planète?) […]»
Les GAFAM préoccupent aussi la figure de proue du projet. «Outre les préoccupations de surconsommation d’écrans chez les jeunes enfants — injustifiées, si l’on lit le texte du projet —, l’opposition brandit facilement l’argument des GAFAM, desquelles nous sommes déjà trop dépendants, explique Anne Emery-Torracinta. Voilà pourquoi le département a initié un projet pilote dans une école genevoise. L'objectif est de remplacer Google par une solution logiciel open source et hébergée en Suisse.»
OK boomer
«Il y a un clivage générationnel, qui se retrouve ensuite dans la position de certains partis» avance quant à lui Youniss Mussa, député PS au Grand Conseil et membre de la commission parlementaire de l’Enseignement, de l'éducation, de la culture et du sport.
Pour le jeune politicien, l'ancienne génération — souvent plus sceptique au numérique — a en réalité toujours le dernier mot, au sein des partis. Citant notamment Jean Romain, qui dicterait sa loi au PLR en matière d'éducation, grâce à sa grande expérience. Alors même que certains libéraux-radicaux soutiennent le projet, comme l'avancent de concert tous nos intervenants.
Lui-même encore étudiant, l'élu a été directement témoin des conséquences de ces tergiversations politiques: «La pandémie a révélé à quel point nous ne sommes pas tous égaux face au numérique: certains élèves ne maîtrisent pas les outils informatiques de base. Ce qui a certainement péjoré leur apprentissage pendant le Covid. À l'université, j'ai vu arriver des étudiants qui ne savaient pas utiliser Word, ni mettre en page une lettre de motivation... Pour moi, il est pourtant de la responsabilité de l'école d'enseigner ces connaissances fondamentales.»
Une question électorale?
Tout ce baragouinage a un cadre bien particulier: celui des élections cantonales genevoises de 2023, dont la campagne semble déjà avoir commencé depuis longtemps, ironise l'un des députés interrogés. Aujourd'hui aux mains du Parti socialiste, le DIP pourrait en effet passer à droite.
Le PS craint-il de perdre le département de l'instruction publique? Quoiqu’il en soit, Anne Emery-Torracinta, après deux mandats successifs, ne se représentera pas.
Elle garde de son expérience un arrière-goût un peu amer: «Le PLR, qui tend aujourd’hui à s’opposer à toutes nos propositions dans ce domaine, avait pourtant lui-même soumis un projet de numérisation de l’enseignement il y a quelques années... J’avoue ressentir, parfois, un certain acharnement sur mon Département. Car la question est aussi électorale, à l’approche des élections de 2023, je le crains.»