«Si les malades ne sont pas soignés, si la nourriture n’est pas produite, transportée et vendue, ou si les enfants ne sont pas pris en charge, le système s’effondre», rappelle gravement le sociologue économique Oliver Nachtwey.
Ce sont précisément les personnes exerçant ces professions essentielles et gagnant peu, travaillant 24 heures du 24, qui sont souvent déconsidérées par les politiciens, voire la société toute entière.
Pour le sociologue, ce sont pourtant eux les acteurs sociétaux les plus importants. Il nomme cette frange de la population les «personnes performantes non reconnues». Pour Blick, il clarifie sa position.
Dans votre nouveau livre, vous parlez de «personnes performantes non reconnues». Qui sont ces gens?
Oliver Nachtwey: Nous avons choisi ce terme délibérément. Depuis les années 1990, les entrepreneurs, les managers, les consultants et tous ceux qui ont de l’argent, de l’influence et du succès sont considérés comme des personnes très performantes. En revanche, les performances des employés «normaux» perdent en reconnaissance et sont moins valorisées qu’auparavant. Cela est particulièrement vrai pour le groupe que l’on appelle les «héros du quotidien» depuis le début de la pandémie. Personnel des soins, gardes d’enfants, caissiers…
Ces «héros du quotidien» sont-ils la classe ouvrière moderne? Le prolétariat du XXIe siècle?
Dans un certain sens, oui. Prenons un ouvrier d’usine classique: lorsque la production avait encore lieu dans les villes, il faisait partie de la vie sociale. Après le travail, il allait dans un pub ouvrier, prenait une bière après le service et appartenait à l’usine. Les travailleurs faisaient partie du paysage urbain, même en cas de grève. La transformation vers une société de services a atomisé la main-d’œuvre collective et l’a rendue invisible. Depuis les années 1980, les capitaux ont été poussés de manière encore plus agressive vers les endroits où les rendements sont les plus élevés…
C’est-à-dire vers les marchés financiers et l’espace numérique?
En réalité, le Covid a donné un coup d’accélérateur aux multinationales, aux entreprises technologiques et à la finance. Mais qu’est-il arrivé au travailleur d’usine devenu livreur Uber sans syndicat ni pub ouvrier? Qu’est-il advenu du nettoyeur qui n’a ni convention collective de travail ni pauses? La part d’emplois précaires n’a cessé d’augmenter. Ces gens réalisent de grandes choses dans leur travail, mais leur position dans la société ne le reflète pas adéquatement.
Si la reconnaissance sociale fait défaut, le salaire en pâtit-il forcément?
Absolument. Par rapport à d’autres pays européens, les infirmiers et les employés de la poste en Suisse gagnent un salaire assez décent. Cela s’explique par les mesures d’accompagnement qui protègent les salaires en Suisse, notamment contre la concurrence internationale. Mais tout est relatif: jusque dans les années 2000, nous avons observé une augmentation de l’inégalité salariale. Ce n’est qu’au cours des cinq dernières années que l’écart salarial a cessé de se creuser.
N’est-ce pas une bonne nouvelle?
A première vue, oui. Mais le revenu n’est pas le seul facteur qui apporte la prospérité et les opportunités. Le coût de la vie en Suisse est extrêmement élevé, surtout pour les personnes travaillant pour de bas salaires. Il est devenu difficile de trouver un appartement à louer dans les centres-villes, où l’on peut décemment vivre avec sa famille mais aussi économiser un peu à la fin du mois. De nombreuses personnes sont contraintes de déménager dans l’agglomération et renoncent ainsi à un certain niveau de vie. C’est aussi vrai pour la famille de migrants que pour la classe moyenne suisse.
Avec des rentrées d’argent plus élevées, on pourrait cependant boucler facilement les fins de mois…
C’est précisément là que se manifeste la plus grande inégalité. Les 1% les plus riches possèdent 40% de la fortune contenue en Suisse, les 1‰ les plus riches possèdent en même un cinquième. Durant la pandémie, les conséquences de ces écarts de richesse toujours plus grand ont pu être particulièrement bien observées.
De quelle manière?
Les personnes qui possèdent et gagnent peu vivent dans des espaces réduits, ont des emplois en première ligne et contractent donc de plus en plus le virus. Ils tombent malades, ont une mauvaise assurance ou pas de salaire parce qu’ils travaillent à la journée. Ils ne peuvent pas compter leur fortune comme un parachute doré.
Travailler en vaut-il encore la peine, dans ce contexte?
Pas dans tous les cas. De nombreuses personnes constatent que l’on exige d’elles de plus en plus de performances au travail, mais que cela rapporte de moins en moins en termes de revenus, de sécurité de l’emploi ou même de planification de vie à long terme. Même dans le pays à hauts salaires qu’est la Suisse, environ 10% des employés gagnent que ce que l’on appelle les «salaires les plus bas».
Le sociologue Ulrich Beck parlait d’un «effet d’ascenseur», qui fait que les riches et les pauvres gagnaient, jusqu’à récemment, tous en conditions de vie. Les travailleurs gagnaient plus grâce au travail, mais aussi la formation et le soutien de l’État. Ils consommaient davantage et donnaient plus à leurs enfants, ce qui leur permettait de commencer avec un bonus. Aujourd’hui, cet ascenseur est-il en panne?
Dans toutes les sociétés occidentales, les chances d’ascension sociale ont diminué. Entre autres parce que la concurrence pour les bons emplois s’est accrue, la faute à la mondialisation. Par rapport au monde de nos parents, il y a eu des avancées sociales, principalement dues au changement structurel de la société vers une société de services. Mais cette société de services reste une société de classes.
Pourquoi?
La position sociale des enfants est encore fortement héritée des parents, malgré l’expansion de l’éducation. Les enfants des familles aisées, ayant reçu une bonne éducation, échangent rarement leur place avec ceux qui viennent du bas de l’échelle. L’affaiblissement des possibilités d’ascension sociale est un problème pour une méritocratie comme la Suisse, car l’image qu’elle a d’elle-même en est affectée.
Et qu’en est-il des migrants?
L’efficacité de la mobilité sociale via l’éducation pour les enfants de la deuxième et troisième génération est indéniable en Suisse. De plus en plus de migrants hautement qualifiés viennent en Suisse, mais la plupart d’entre eux occupent cependant des emplois de classe inférieure. La «sous-classe» des migrants joue un rôle important dans la vie quotidienne de la classe moyenne, à qui elle livre sa nourriture et dont elle nettoie les appartements.
La pandémie a frappé les femmes plus durement que les hommes, économiquement et socialement. Pourquoi?
En Suisse, plus de 80% des femmes âgées de 15 à 64 ans ont aujourd’hui un emploi, et beaucoup d’entre elles occupent un emploi à temps partiel dans des secteurs précaires tels que les soins, le commerce de détail, la restauration ou le nettoyage. Ces emplois sont souvent assortis de bas salaires et sont particulièrement mal protégés. Il est donc juste de dire que les femmes ont été utilisées pour banaliser le travail précaire au cours des dernières décennies.
Cette situation exerce à son tour une pression sur les caisses de pensions.
Les personnes qui occupent un emploi précaire sont triplement pénalisées: elles gagnent moins, leurs chances d’avancement sont moindres et, au terme de leur vie professionnelle, elles ne perçoivent qu’une maigre pension.
Au début de la pandémie, le personnel hospitalier était sous les feux de la rampe. Le pays tout entier l’applaudissait le soir, sur son balcon. Dans le même temps, le Conseil fédéral et le Parlement rejettent l’initiative sur les soins infirmiers. Comment expliquez-vous cela?
Eh bien, c’est la schizophrénie de l’économie capitaliste. Nous savons que la Suisse va connaître une crise du personnel infirmier dans les années à venir, mais nous n’avons pas réussi à traduire l’anticipation de ce problème en mesures concrètes: meilleure formation, salaires plus élevés ou horaires de travail plus humains. Il faut espérer que la société prendra conscience de l’importance de ces personnes très performantes durant la suite de la pandémie. Si elles devaient disparaître, le système s’arrêterait. Nous pouvons nous passer de conseillers bancaires pendant quelque temps. Pas de la nounou ou de la crèche.