À un an des élections fédérales 2023, des fissures semblent lézarder le Parti socialiste (PS) et laissent entrevoir la buanderie. Celle où on lave d’habitude son linge sale en famille. Prenons un exemple concret. Au lendemain de l’acceptation du projet de réforme AVS 21 et du rehaussement de l’âge de femmes, la conseillère nationale bernoise de 32 ans Tamara Funiciello avait attaqué les «hommes blancs, riches et âgés», notamment accusés d’avoir fait pencher la balance.
«Déçu», son camarade valaisan de 29 ans Valentin Aymon l’a chargée dans une lettre ouverte publiée sur le site du journal «Le PeupleVS», très proche du PS local, puis dans une interview accordée à Blick. En substance, le syndicaliste, député-suppléant au Grand Conseil et élu à l’exécutif de Savièse, déplore «l’individualisation des luttes» — comprenez, cette gauche qui se concentre sur la cause des femmes, l’antiracisme et la lutte contre les discriminations — aux dépens de la lutte anticapitaliste et des classes ouvrières, des pauvres. Pour lui, il faut «déclarer la guerre aux riches, pas aux vieux hommes blancs», dont certains n’arrivent pas à boucler leurs fins de mois.
Contactée droit derrière par Blick, Tamara Funiciello, coprésidente du PS Femmes Suisse et membre du comité central du syndicat Unia, lui répond, persiste et appelle à la solidarité parmi tous les combats. La couleur de peau, le genre et l’âge jouent un rôle indéniable dans le système capitaliste, appuie-t-elle. En clair, «les personnes qui détiennent le pouvoir, dans notre monde, sont surtout riches, et donc la plupart du temps blanches, âgées et des hommes».
Elle ne s’excusera pas d’avoir froissé certains membres de la gent masculine, dont Valentin Aymon et Philippe Nantermod, conseiller national libéral-radical. Les hommes blancs ne sont pas discriminés ou agressés pour qui ils sont, eux, souligne-t-elle.
Tamara Funiciello, à partir de quel salaire et de quel âge est-on «riche et âgé», en Suisse?
On est riche en Suisse quand on touche un salaire de 250’000 francs par an. Pour ce qui est de l’âge… Certaines personnes sont vieilles à 30 ans! (Rires) Mais je ne sais pas si votre question est la meilleure manière d’aborder la problématique qui nous intéresse aujourd’hui.
Je peux reformuler. Vous avez quoi contre les hommes blancs, riches et âgés, à qui vous avez «déclaré la guerre»?
Premièrement, il y a une nuance linguistique à apporter. J’ai évoqué une «Kampferklärung», une «déclaration de combat». L’utilisation du mot «guerre», en français, va trop loin par rapport à mon intention. Ensuite, sur le fond, la question à se poser est: qui décide, et pourquoi? Qui fait joujou avec l’arme nucléaire? Les personnes qui détiennent le pouvoir, dans notre monde, sont surtout riches, et donc la plupart du temps blanches, âgées et des hommes. Dans une démocratie, le pouvoir devrait appartenir à tout le monde.
Pourquoi ne pas simplement vous en prendre aux riches, comme le suggère votre camarade valaisan Valentin Aymon? Pourquoi préciser «hommes», «blancs» et «âgés»? Il y a aussi des femmes qui ont voté pour le rehaussement de l’âge de la retraite des femmes…
Ça équivaudrait à dire que seule la classe sociale a une influence sur les conditions de vie des gens. Mais alors comment expliquer que les femmes gagnent 100 milliards de francs en moins que les hommes par année pour le même nombre d’heures de travail effectuées? Eh bien parce que le genre, la couleur de peau et l’âge ont aussi une influence directe sur les conditions de vie. Il faut d’abord désigner qui a le pouvoir pour le repartager. Le féminisme de gauche fait mal parce qu’il nomme les privilèges. C’est la base du féminisme de gauche et du discours de gauche en général! Et si mon camarade avait écouté mon discours en entier, il aurait su que j’ai aussi attaqué les femmes de droite.
Vous en avez, vous, des privilèges?
Par rapport à d’autres, en tant que femme blanche cisgenre, j’ai des privilèges qu’une personne trans et noire, par exemple, n’a pas. Je suis une femme, lesbienne, blanche, avec un passeport suisse, une mère caissière et un père ouvrier. Ça, je ne peux pas le changer, mais je peux décider d’être solidaire avec les personnes qui vivent d’autres formes d’oppression. Ça demande une certaine introspection et il faut s’intéresser aux difficultés que les autres personnes peuvent rencontrer simplement à cause de qui elles sont et d’où elles viennent.
Comprenez-vous que des hommes blancs, comme Valentin Aymon, se soient sentis visés et se disent déçus par votre discours?
Non mais attendez: on est en train de discuter en long et en large de la difficulté d’être un homme blanc alors que, pendant ce temps-là, à Zurich, des néonazis s’attaquent à un spectacle de drag-queens destiné aux enfants et que personne ne bouge! Quand on n’est ni homme, ni blanc, ni riche, ni cisgenre, ni hétéro, on subit de la violence juste pour qui on est.
Est-ce devenu difficile d’être un homme blanc de gauche?
Ce qui est difficile, c’est d’être de gauche dans ce pays dominé par la droite bourgeoise. Mais j’espère vraiment que les hommes puissent comprendre que nommer qui a le pouvoir, c’est aussi bon pour eux. Ils subissent aussi le capitalisme et le patriarcat, qui leur imposent des rôles très étroits.
Vous luttez contre toutes les discriminations. Mais en visant une catégorie si particulière de la population, ne reproduisez-vous pas les mêmes mécanismes que ceux que vous dénoncez, comme vous le reprochent vos adversaires?
Les hommes ne sont pas discriminés parce qu’ils sont des hommes. Je peux redire la même chose 45 fois: personne ne se fera physiquement attaquer parce qu’il est un homme blanc, âgé et riche, je vous l’assure. En revanche, en Suisse, 430’000 femmes ont déjà été violées.
Y a-t-il au sein de votre parti une scission entre l’aile syndicale, qui fait du mouvement ouvrier et de la défense des pauvres une priorité, et une autre, féministe, antiraciste, antihomo- et transphobie?
Non. La très grande majorité des socialistes a compris que toutes ces luttes sont dirigées contre le même pouvoir dominant et qu’il ne faut pas les hiérarchiser. Notre initiative sur les crèches le montre bien: la réforme serait financée par les riches et bénéficierait à la classe ouvrière et aux femmes. Faire de la lutte des classes la priorité absolue, c’est revenir à une gauche qui ignore les différentes réalités, déterminées, entre autres, par le genre. Être une femme, c’est vivre une réalité de vie différente de celle des hommes, dans la vie et au travail. La première à chose à faire pour changer ça, c’est le reconnaître. Au fond, je m’en fiche qu’il y ait 50% de CEO femmes. Mon combat, c’est la caissière qui ne gagne pas assez, qui est peut-être migrante, qui vit seule avec ses enfants.
En vue des élections fédérales, la droite — sous l’impulsion de l’UDC notamment — tente d’imposer la lutte contre le «wokisme» comme un thème de campagne. En prenant des positions radicales, n’allez-vous pas faire son jeu?
Mais c’est quoi le «wokisme»? Si c’est vouloir de la sécurité, des droits et une bonne vie pour tout le monde, alors oui, nous sommes wokes. Il est intéressant de se poser la question de ce que les personnes qui nous accusent d’être trop wokes ne veulent pas. Nous, on aimerait qu’on arrête de nous tuer, qu’on nous paie la même chose. Mais rien ne bouge. Ce sont les féminicides et l’inégalité salariale qui sont violents! Et on se fâche parce que je me fâche? En tout cas, je n’ai plus envie de sourire comme une gentille fille. Ce qui facilite le travail de la droite, c’est dire que parler des «minorités» facilite le travail de la droite.
En parlant d’élections… Vous êtes très connue et très médiatique en Suisse alémanique. Le Conseil fédéral, vous y pensez?
(Elle éclate de rire) Non! Mon Dieu, non! J’ai été élue par la Grève féministe, par le monde ouvrier. C’est ça, ma patrie. Ma force, c’est la rue.