Elever six enfants dans un espace de vie de 20 mètres carrés au milieu de l'océan? Pour beaucoup, cela peut sembler exigu, voire dangereux, mais pour les Schwörer, c'est synonyme de liberté. «Nos murs sont l'horizon. Notre toit, c'est le ciel», explique Dario Schwörer, 56 ans. Il y a 25 ans, ce guide de montagne a pris une décision radicale: prendre le large avec sa femme Sabine, 49 ans. L'objectif était alors de sensibiliser la prochaine génération à la protection du climat grâce à l'expédition TOPtoTOP.
Leur histoire va même être portée sur grand écran. La réalisatrice suisse Livia Vonaesch a suivi la famille à plusieurs reprises, durant plus de sept ans. Son documentaire «Home is the Ocean» sort ce mercredi dans les salles de Suisse.
Nous les avons rencontrés à Engelberg, à Obwald, pour le lancement du film. Toute la famille est en ski de randonnée, profitant de faire une pause sur un alpage. Passer la moitié de leur vie sur un voilier avec leur famille, le couple ne l'avait pas prévu. «En fait, nous voulions atteindre le plus haut sommet en l'espace de quatre ans, en passant par toutes les zones climatiques et sur tous les continents, mais nous avons à peine réussi à traverser l'Atlantique en trois ans, à la suite de nombreux exposés à l'école», explique Dario.
Six enfants sur l'océan
Au lieu de choisir entre l'expédition et les enfants, les Schwörer ont fait les deux. «Au début, ce n'était pas facile de convaincre Sabine», se souvient-t-il. Bien que sa femme est une passionnée de voile et de montagne, elle aime aussi jouer du piano. «J'ai dû lui promettre qu'elle pourrait en jouer dans chaque port.» Que ce soit dans un monastère ou chez des particuliers. «C'est comme ça que nous avons noué des amitiés partout dans le monde. C'est notre grand trésor», raconte Dario.
Prendre un piano à bord d'un voilier de 15 mètres est mission impossible. Mais les Schwörer ont trouvé une alternative en embarquant d'autres instruments plus petits à bord. Toute leur vie de famille se déroule dans un espace restreint, de l'école à domicile aux fêtes de Noël. Ils passent plusieurs mois par année en mer, et jettent de temps en temps l'ancre dans un port ou dorment dans leur tente.
En mer, ils utilisent la force du vent pour naviguer, tandis que sur la terre ferme, cette famille passionnée de sport et de nature se déplace à pied, à vélo ou à ski. Entre-temps, les parents font plusieurs haltes pour gagner leur vie, lui comme guide de montagne et elle comme infirmière. En tant que climatologue, Dario collecte également des échantillons pour les universités dans les endroits les plus reculés du monde.
Neuf mois sans supermarché
La famille a déjà passé 59 jours sans voir la terre, et 9 mois sans supermarché! «Nous suscitons parfois l'incompréhension, explique Dario. Car nous vivons dans un autre monde, dans lequel on ne peut pas se rendre chez le médecin en vingt minutes.» Cela demande de s'organiser autrement, d'autant plus que Sabine a été enceinte six fois sur le bateau. «Dario a suivi un cours de sage-femme avant la naissance du troisième enfant», explique Sabine.
Les Schwörer doivent pouvoir compter les uns sur les autres et fonctionnent tel un équipage bien rodé. Pendant un passage en haute mer, qui peut durer entre deux à quatre semaines selon l'itinéraire, la famille adopte un rythme spécifique: pendant deux heures, elle fait le guet, dirige le bateau, contrôle les voiles et les conditions météorologiques. Elle dort ensuite six heures, avant de reprendre la navigation. «Pendant ce temps, nous vivons des moments forts et grandissons tous ensemble», confie Sabine. «Nous savons que nous devons bien prendre soin les uns des autres et être particulièrement attentifs.»
Dieu comme guide
Les Schwörer se reposent beaucoup sur Dieu. «Nous avons tous les deux grandi avec ça», déclare Dario. «Je ne pourrais sans doute pas rester aussi calme dans des situations délicates sans croire qu'une force supérieure veille sur nous.» Cela ne signifie pas pour autant que le couple se lance aveuglément dans l'aventure: «Nous ne cherchons pas l'adrénaline. Au contraire, nous évaluons les risques à fond, nous avons un plan B et nous respectons la nature.»
La famille affirme même se sentir plus en sécurité au milieu de l'océan qu'en ville. «La nature est un adversaire loyal. On peut apprendre à lire les signes d'une tempête à temps», explique Dario. «Et nos enfants le remarquent souvent plus vite que nous, ils ont développé un instinct pour cela.»
En plus de compétences maritimes, les enfants apprennent le sport et la musique à bord. De plus, la famille n'est pas totalement seule: elle est accompagnée par étapes par des membres de l'expédition, parmi lesquels se trouvent souvent des enseignants. Même en haute mer, les enfants aiment l'école et apprendre tous les jours – peu importe si c'est dimanche ou lors de jours de fêtes.
Les enfants collaborent aussi
A bord, personne n'est épargné et doit participer à la vie du bateau. Une scène du film montre la fille aînée Salina, aujourd'hui âgée de 19 ans, monter la garde à ses 13 ans. Dans un tel environnement, un enfant grandit-il plus vite, peut-être trop vite? «Nous avons été initiés petit à petit. Pendant un an, papa et maman sont de garde, puis c'est au tour d'un frère ou d'une sœur plus âgé de prendre le relai. On peut les réveiller en quelques secondes s'il se passe quelque chose», explique Noé, 15 ans, lors de la rencontre à Engelberg.
Lors de la traversée en océan, l'attention est de mise car plusieurs dangers peuvent survenir, comme une collision avec un conteneur tombé d'un cargo, ou rencontrer une baleine endormie. Lorsque Noé envoie un message radio à un autre navire, il n'est pas pris au sérieux à cause de sa voix d'enfant. «Il faut alors que papa reprenne l'appareil.» Entre-temps, il a mué.
La famille a connu une grosse complication en 2017, lors d'une violente tempête. En plein hiver, les cordages de leur bateau amarré à un port en Islande se sont détachés. La famille fait naufrage. Le bateau s'est écrasé contre les murs du port, et s'est gravement endommagé. Mais heureusement, la famille n'est pas blessée. Cet épisode a fait la une des médias; les commentaires des lecteurs sont parfois virulents envers les parents, jugés irresponsables.
A ce moment-là, la famille a des doutes. Elle ne sait pas si elle souhaite continuer l'aventure. La fille aînée, Salina, devient adolescente et veut passer son baccalauréat pour devenir chercheuse sur les baleines. Mais les Schwörer sont confrontés à d'autres défis, car en tant que Suisses de l'étranger, leurs enfants ne peuvent plus aller gratuitement à l'école en Suisse.
Une période brutalement belle
Finalement, la famille décide de reprendre le large avec leur bateau réparé, le «Pachamama» («Terre-Mère» dans la langue inca). Les parents permettent à leur fille Salina de faire le gymnase en Suisse. «C'est comme un énorme trésor que je garde avec moi pour toujours», explique la jeune fille de 19 ans. «Tout ce que nous avons vécu, c'était tout simplement brutalement beau», abonde son frère Andri.
Lors de notre interview sur l'alpage d'Engelberg, le plus jeune fils, Vital, grimpe sur le toit d'un chalet. Le garçon de sept ans joue, s'allonge au soleil en toute décontraction, puis se blotti à nouveau contre son papa. La proximité physique et émotionnelle au sein de la famille est palpable, comme le montre d'ailleurs le documentaire. Malgré la promiscuité à bord, les disputes semblent rares. Mais est-ce vraiment le cas en dehors des caméras? «Il y a parfois des tempêtes et des moments où je pourrais envoyer les enfants sur la lune», déclare Sabine en riant. «Mais je ne peux les envoyer que jusqu'à l'avant de l'ancre.» C'est pour ainsi dire le seul endroit «privé» à bord.
Plus on s'enfonce dans la vie des Schwörer dans le documentaire, plus les défis de ce mode de vie sur l'eau émergent. Il est clair qu'en haute mer, la fiabilité et la solidarité sont essentielles. «En cas d'urgence, tout le monde doit tirer à la même corde, il n'y a pas de temps pour les conflits», explique Dario. C'est pourquoi, selon Sabine, il y a une règle importante dans la famille: «Chaque soir, avant de dormir, nous faisons la paix entre nous.»