Subventions pour l'aciérie de Gerlafingen
L'accord improbable entre un magnat italien de l'acier et la gauche pourrait sauver des centaines d'emplois

L'aciérie de Gerlafingen est au bord du gouffre. Mais un duo un peu insolite pourrait sauver des centaines d'emplois: le socialiste Roger Nordmann et le multimillionnaire et patron de l'usine, Antonio Beltrame. Retour sur leur accord et leurs stratégies politiques.
Publié: 13.12.2024 à 11:07 heures
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Dernière mise à jour: 13.12.2024 à 13:54 heures
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L'aciérie de Gerlafingen est en difficulté financière, notamment à cause des coûts élevés de l'énergie.
Photo: Keystone

Parfois, les choses peuvent être simples. Remontons au 4 novembre, cinq semaines en arrière. Un duo improbable a convenu d'un appel vidéo. D'un côté de l'écran: le multimillionnaire Antonio Beltrame depuis Vicenza, dans le nord de l'Italie. De l'autre, le Lausannois Roger Nordmann, représentant du Parti socialiste (PS) et spécialiste de la politique énergétique. Au menu des discussions: comment sauver l'usine de Gerlafingen, une aciérie du canton de Soleure qui menace de fermer.

Beltrame, propriétaire de l'usine, a mobilisé plusieurs spécialistes à ses côtés, tandis que Nordmann apparaît seul à l'écran. Au total, l'appel dure 1h30. On parle en italien pour «faciliter» les discussions, comme l'explique une source proche de l'affaire. Rien de surprenant, puisque Roger Nordmann parle lui aussi couramment italien.

Des conseillers fédéraux «passifs»

Le politicien explique au «Handelszeitung» que durant l'appel, Antonio Beltrame a déploré l'attitude passive des conseillers fédéraux compétents – Guy Parmelin et Albert Rösti – et leur manque de soutien à l'industrie métallurgique. Le propriétaire de l'usine de Gerlafingen aurait rencontré le ministre de l'Economie à plusieurs reprises et le ministre de l'Environnement une fois, leur expliquant à quel point l'aciérie était au bord du gouffre. En vain, «rien n'en est sorti». «Je suis déçu par le Conseil fédéral», avait-t-il déclaré à la «NZZ am Sonntag» le 13 octobre dernier. 

Roger Nordmann, conseiller national socialiste et ex-chef du groupe parlementaire du PS est celui qui a chapeauté l'accord avec Antonio Beltrame.
Photo: imago/Manuel Winterberger

On aurait répété à Beltrame qu'il n'existait «aucune base légale» pour obtenir des subventions publiques. Nordmann a alors commencé par expliquer au multimillionnaire (ou milliardaire, on ne sait pas vraiment) le système politique suisse. A savoir qu'ici, un industriel ne peut pas simplement s'adresser aux conseillers fédéraux pour demander une subvention sur la base de décrets. C'est le rôle du Parlement, mais celui-ci a le droit d'adopter une loi contre l'avis du gouvernement. Une longue discussion s'en est suivie.

Un accord informel entre Nordmann et le millionnaire

Revenons à l'appel vidéo. Le patron promet à Roger Nordmann de coopérer. «A la fin de l'entretien, Beltrame a dit: 'nous annulerons les licenciements si vous parvenez à mettre en place la baisse temporaire de la rémunération du réseau'», raconte Roger Nordmann. 

Un gentlemen's agreement (accord informel, en français) est conclu, du type «tu m'aides, je t'aide». Si Antonio Beltrame paie l'électricité moins cher durant quatre ans, le socialiste Roger Nordmann pourra annoncer à son compagnon d'armes soleurois Christian Imark (UDC), à son parti, aux Vert-e-s et aux syndicats qu'il est parvenu à sauver des emplois.

Roger Nordmann est dans la bonne voie pour tenir parole. Au Conseil national, un quart de l'UDC, le PS, les Vert-e-s et une grande partie du Centre ont approuvé le deal. Certes, les Vert'libéraux, une majorité du Parti libéral radical (PLR) et l'aile de l'UDC dominée par Magdalena Martullo-Blocher ont voté contre. Mais le vote s'est soldé par un résultat clair: 105 oui contre 84 non. Le Conseil des Etats devrait aussi donner son feu vert, avec une courte majorité. 

Un stratagème bien rodé

Mais comment expliquer que cette aide puisse être adoptée à une telle vitesse, alors que d'autres modifications de loi prennent des années? Evoquer le droit d'urgence n'est pas nécessaire, comme on le verra. Le stratagème vient de Roger Nordmann, et de sa grande expérience politique: il se trouve que le Parlement est en train de débattre d'une loi sur l'approvisionnement en électricité, et la subvention de Gerlafingen pourrait y être intégrée sans trop de frais.

L'argument officiel n'est pas le maintien des emplois, mais l'importance de préserver le recyclage des métaux à l'intérieur des frontières nationales. Selon des sources bien informées, un service sous la direction d'Albert Rösti aurait activement contribué à ce projet: l'Office fédéral de l'environnement (OFEV). Au printemps passé, l'OFEV a averti que le recyclage national des métaux pourrait subir un coup de frein massif si l'aciérie de Gerlafingen devait mettre la clé sous la porte. 

«Je suis non dogmatique», affirme le conseiller national UDC soleurois Christian Imark.
Photo: Keystone

Les députés de Soleure ont ainsi saisi la balle lancée en plein vol pour la renvoyer au Parlement en mars. L'UDC Christian Imark, spécialiste de la politique énergétique, et la conseillère aux Etats socialiste Franziska Roth ont lancé des interventions identiques pour demander le maintien de l'usine par le biais de subventions publiques. Leurs collègues politiques du canton, le PLR Simon Michel et le conseiller aux Etats du Centre Pirmin Bischof, se sont laissés entraîner par leur patriotisme local, tout comme leurs collègues de parti de Lucerne et du Valais, qui comptent également une aciérie dans leur région. 

Mais en temps normal, la mise en œuvre de ces propositions aurait pris des années. La proposition de Roger Nordmann d'intégrer la subvention du prix de l'électricité pour l'aciérie de Gerlafingen dans la loi sur l'approvisionnement en électricité, actuellement en discussion, a été déterminante.

Une aide conditionnelle

Concrètement, ce qui a été décidé dans l'arène politique concerne les «aides de transition pour les fonderies de fer, d'acier et de métaux légers d'importance stratégique». Mais ce soutien n'est pas gratuit: des conditions sont intégrées dans le nouvel article de loi, comme la nécessité de faire des «investissements durables» ou l'impossibilité de tirer des dividendes de l'usine de Gerlafingen. Si Antoine Beltrame ne tient pas parole, les aides accordées devront être remboursées. 

Ainsi, le propriétaire de l'acierie ne devrait plus payer que la moitié de la taxe sur le réseau électrique l'année prochaine. Selon les sources, ce montant oscille entre 7 et 15 millions de francs pour la première année. L'aide prend fin au bout de quatre ans et est dégressive. Ce rabais serait financé par les autres consommateurs d'électricité suisses, qui devraient payer des taxes de réseau plus élevées.

Le montant est si faible par rapport au bénéfice et au chiffre d'affaires de l'entreprise, qu'il sert d'argument aussi bien aux opposants qu'aux partisans. Les opposants estiment que l'aide est bien trop faible pour avoir un réel impact, tandis que les partisans estiment que, bien que petite, cette aide sera utile. 

Le patron de l'aciérie souhaite obtenir une réduction sur le prix du réseau électrique. En contrepartie, elle promet d'annuler les licenciements.
Photo: CHRISTIAN BEUTLER

Interrogé, Antoine Beltrame n'a pas voulu commenter l'accord conclu avec Roger Nordmann. Il a renvoyé à son porte-parole en Suisse, le bureau de relations publiques bernois Furrerhugi. Celui-ci non plus n'a pas répondu à la demande. Si Nordmann a fait appel à Beltrame, c'est que l'histoire valait le coup. L'enjeu était de taille pour le PS, comme l'explique une source qui connaît bien le dossier. Car il faut le dire: pour les socialistes, aider un investisseur fortuné avec des fonds publics n'est «pas banal». 

D'autres subventions en cours de négociation

Il est très probable que cette aide transitoire soit complétée par d'autres soutiens. Nordmann explique que Beltrame lui aurait promis que le groupe investirait dans l'amélioration de la production d'acier afin de réaliser des économies d'énergie. Il s'agit plus concrètement de réduire la consommation de gaz pour chauffer l'acier avant qu'il ne soit déformé. «Beltrame veut réduire cette consommation», avance Nordmann.

Le socialiste n'a, certes, pas obtenu d'engagement à long terme. Mais il a dans tous les cas pu se faire une idée du business plan, celui-ci ayant été présenté à la Commission de l'environnement et de l'énergie du Parlement. «Le plan d'amélioration de l'efficacité de la production de l'acier est clair. Et je suis sûr que Beltrame tiendra parole», estime Nordmann. Le conseiller national UDC Christian Imark, qui n'a jamais rencontré Antonio Beltrame, constate qu'il a aussi promis un «projet d'investissement visant à réduire les émissions de CO2». 

Cette deuxième promesse de Beltrame n'est pas dénuée d'intérêts: le Secrétariat d'Etat à l'économie (Seco), l'OFEV et l'aciérie de Gerlafingen négocient déjà des aides relatives à la Loi sur les objectifs en matière de protection du climat, sur l'innovation et sur le renforcement de la sécurité énergétique. La loi stipule que «la Confédération garantit aux entreprises des aides financières jusqu'en 2030 pour l'application de technologies et de processus nouveaux». 

Conseiller national UDC: «Je ne suis pas un dogmatique»

Les règles relatives aux subventions entreront en vigueur en janvier. Beltrame pourrait en profiter. «Des négociations avec la Confédération sont déjà en cours», précise Christian Imark. Interrogé sur le fait qu'il soutienne ces subventions en tant qu'UDC, le politicien rétorque: «Je ne suis pas un dogmatique.» 

Les départements d'Albert Rösti et de Guy Parmelin confirment qu'ils sont déjà en train de donner un coup de pouce à l'aciérie de Gerlafingen avec les subventions climatiques, et ce «via les instruments existants de la politique d'innovation et de la politique climatique», souligne le département du Vaudois. Même son de cloche du côté de celui du Bernois.

Il semble donc que la résistance des rangs adverses du PLR, de l'UDC et des Vert'libéraux fonde aussi vite que la neige au soleil. Apparemment, le Seco et sa politique économique carrée ont trouvé un meilleur adversaire: la politique climatique peu orthodoxe de deux conseillers fédéraux UDC.

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