«A cause des conditions de travail, j’en ai eu assez», témoigne Thomas R.* Après des études de médecine, il devient chirurgien. Mais rapidement il décide d’abandonner son poste de médecin pour un emploi de bureau auprès d’une caisse maladie
Selon des chiffres antérieurs de l’Association suisse des médecins-assistant(e)s et chef(fe)s de clinique (ASMAC), environ 10% de tous les médecins quittent prématurément la profession, en partie à cause du cadre de travail. Les démissions en bloc de sept médecins-assistants de l’hôpital d’Einsideln dans le canton de Schwytz jettent à nouveau de la lumière sur le problème. Ils dénoncent les heures supplémentaires trop nombreuses et les formations continues supprimées.
Des heures supplémentaires gratuites
Comme les médecins-assistants de l’hôpital d’Einsiedeln, Thomas R. avait lui aussi un contrat prévoyant une semaine de 50 heures. «En réalité, je travaillais 60 à 70 heures par semaine», se souvient-il. Toujours est-il que lui a pu noter ses heures supplémentaires, et se les faire payer. «Cela représentait jusqu’à 400 heures supplémentaires par année. Cela correspond à deux mois de travail.»
D’autres assistants se retrouvent à faire des heures supplémentaires gratuitement. «On m’a recommandé de noter au maximum cinq heures supplémentaires par mois afin d’éviter tout conflit avec mes supérieurs», rapporte Barbara J.* Elle était encouragée à pointer ses sorties, puis à continuer de travailler. Une enquête de l’ASMAC datant de 2020 confirme que la majorité des médecins-assistants travaillent plus que les 50 heures par semaine prescrites par la loi, parfois sans dédommagement.
Les hôpitaux exploitent l’engagement des jeunes
L’association des hôpitaux H+ souligne que tous les employeurs ont l’obligation d’accorder à leurs collaborateurs suffisamment de temps de repos et de pauses. La directrice de l’association Anne Bütikofer admet que ce n’est pas toujours évident de tenir parole au quotidien. «Nous savons par les entreprises que les futurs médecins sont très motivés et qu’ils sont prêts à s’engager plus que la moyenne. Il ne faut cependant pas en profiter.»
La pénurie de personnel qualifié dans le secteur de la santé aggrave la situation: lorsqu’un poste ne peut pas être repourvu ou que quelqu’un est absent pour cause de maladie, les personnes restantes doivent faire encore davantage d’heures supplémentaires.
Un salaire horaire de moins de 30 francs
En Suisse, les médecins-assistants gagnent environ 7000 francs par mois en début de carrière. Ce n’est pas un petit salaire. Mais s’ils travaillent 60 heures par semaine sans pouvoir annoncer leurs heures supplémentaires, le salaire horaire descend à moins de 30 francs… Comparable à celui du personnel de ménage.
Et même lorsque les heures supplémentaires sont payées, des horaires étendus ont des conséquences sur le bien-être des employés. «Je travaillais souvent de 6h30 à 22h», note Thomas R. La nuit, il était parfois de piquet. En cas d’urgence, il était appelé et devait rapidement se rendre à l’hôpital. «Parfois, on ne dort qu’une ou deux heures et après on opère pendant des heures.» Dans de telles conditions, la qualité du travail des médecins peut-elle vraiment être garantie?
Harcèlement par les chefs
L’accumulation des heures supplémentaires n’est pas le seul problème, souligne Thomas R. Les temps de formation sont également insuffisants. Lorsqu’il a commencé à travailler à l’hôpital après six ans d’études, l’introduction a duré moins de cinq minutes. «On est simplement jeté dans le bain.» L’apprentissage se fait certes rapidement, mais non sans quelques erreurs de parcours. «En tant que médecin-assistant, on est de la main-d’œuvre bon marché», reproche l’ancien chirurgien. Dans le cas des démissions de l’hôpital d’Einsiedeln, l’encadrement aurait également été insuffisant.
Au sein de la branche, certains commentateurs rejettent la faute sur la structure hiérarchique, très stricte. Les chefs, qui ont eux-mêmes commencé tout en bas de l’échelle, ne compteraient pas faciliter le travail des jeunes générations, au contraire. Certains chefs profiteraient de leur position pour rendre la vie plus difficile pour certains, ou surtout certaines. L’Hôpital universitaire vaudois (CHUV) à Lausanne, notamment, a lancé des campagnes contre le sexisme et le harcèlement.
Barbara J. rapporte des épisodes similaires de discrimination et de harcèlement de la part de ses supérieurs. Les personnes issues de l’immigration, comme elle, et les femmes enceintes en auraient particulièrement souffert.
Un signe fort envoyé par les démissions d’Einsiedeln
Les démissions en bloc des médecins-assistants est perçue positivement par d’autres jeunes praticiens: «C’est vraiment un signe fort. Les gars, vous êtes nos modèles!», écrit une médecin sur Twitter.
L’ASMAC se range également du côté des assistants qui ont choisi de claquer la porte: «Les reproches des médecins-assistants de l’hôpital d’Einsiedeln sont, de notre point de vue, fondés.» Thomas R. se rappelle avoir également envisagé, avec ces collègues, de démissionner en bloc. Mais ça ne s’est jamais concrétisé: tous les assistants n’étaient pas prêts à abandonner leur poste.
Travail à temps partiel et semaine de 42 heures
Pour l’association, il ne fait aucun doute que quelque chose doit changer, et pas seulement à Einsiedeln. «Les plannings doivent changer. Il ne faut pas constituer des horaires en se basant sur le temps de travail maximal autorisé par semaine. Et les médecins devraient pouvoir saisir correctement leurs heures de travail», exige le porte-parole de l’association Philipp Thüler.
Afin de décharger le corps médical, les tâches administratives, par exemple, pourraient être transférées à d’autres employés. «Nous sommes convaincus qu’il serait ainsi possible de respecter un horaire de 42 heures par semaine», estime Philipp Thüler. Il faudrait également permettre de mieux concilier vie professionnelle et vie privée, et créer des possibilités pour travailler à temps partiel.
Cela semble idyllique en comparaison aux conditions actuelles, mais ces changements sont réalisables si les hôpitaux et les supérieurs hiérarchiques font preuve d’un peu de volonté, soutient l’ASMAC. Thomas R. espère lui aussi pouvoir revenir un jour à sa profession initiale, et retrouver la table d’opération: «C’est un travail magnifique. Mais je n’étais plus prêt à sacrifier tout le reste pour cela.»
*Les personnes interrogées préfèrent garder l’anonymat par crainte de représailles.