Depuis le début de l'année, le cours de change entre le franc et l’euro oscille autour de 93 centimes. Par rapport au dollar, le franc a légèrement baissé, s'échangeant à 85 centimes pour un dollar. En pleine forme, il jouit encore d'une bonne réputation sur les marchés. De nombreuses questions se posent alors: la force du franc est-elle fondamentalement justifiée ou les marchés des devises déraillent-ils complètement? Comment cette nouvelle appréciation est-elle accueillie par l'industrie et la Banque nationale suisse (BNS)?
Jusqu'à présent, l'appréciation du franc oscillait selon les différences d'inflation dans les zones monétaires: dans la zone euro par exemple, les biens et les services ont augmenté en moyenne de 6% l'année dernière, alors qu'en Suisse, l'inflation moyenne n'a été que de 2,1% sur la même période. Le pouvoir d'achat du franc dans les pays de l'euro est resté à peu près le même, ce qui a plus ou moins compensé la dépréciation de l'euro. Le renforcement du franc n'a donc eu lieu que sur le papier, car peu de choses ont réellement changé dans l'économie réelle.
Mais la donne a désormais changé. Dans la zone euro, l'inflation n'était plus que de 2,4% en novembre, mais l'euro a continué de baisser, car «la récente appréciation va au-delà de la différence d'inflation», explique Elias Hafner, spécialiste des devises à la Banque cantonale de Zurich.
Un franc très attractif
Cette variation de l'appréciation du franc est exceptionnelle. Il a fallu à peine trente jours pour qu'il passe de 97 à 93 centimes. La raison est simple: «Il y a des attentes plus faibles concernant les taux d'intérêt de la BCE», explique Thomas Stucki responsable des placements de la Banque cantonale de Saint-Gall. Les acteurs du marché ont révisé leurs attentes concernant la trajectoire des taux d'intérêt de la BCE ces dernières semaines. Fin novembre, les marchés avaient prévu quatre baisses de taux dès le milieu de l'année. Désormais, cinq à six mesures d'assouplissement sont attendues, dont la première pourrait intervenir dès le printemps. Cette révision s'explique par les faibles perspectives conjoncturelles et le rapide recul de l'inflation.
Pour la Suisse, les prévisions de baisse des taux d'intérêt sont moins fortes, ne serait-ce que parce que les taux directeurs de 1,75% sont largement inférieurs à ceux de la zone euro, mais aussi parce que le pays a mieux tenu dans le contexte conjoncturel. Le franc se montre plus attractif pour les investisseurs et s'apprécie, donc, tant en termes nominaux que réels.
C'est aussi ce que montrent les indices de change dits réels. Il s'agit d'indices monétaires ne tenant pas compte de l'inflation. L'indice réel du franc calculé mensuellement par la BNS s'est envolé et a atteint son plus haut niveau depuis le choc du franc de 2015. Le tout étant lié à la faiblesse du dollar et du yuan chinois. Si l'on ne prend que l'euro comme référence, l'appréciation réelle est donc un peu moins marquante selon les données de la BNS et n'a vraiment pris son envol qu'en décembre.
Les exportations tirent la langue et une vague de chômage partiel s'annonce
Lorsqu'une appréciation est plus importante que la variation relative des prix, elle a un impact réel. Faire ses courses ou voyager à l'étranger est désormais plus rentable. Les importations deviennent moins chères, mais les produits suisses sont plus chers à l'étranger, et ne séduisent plus autant.
Pour l'industrie orientée vers l'exportation, cette poussée d'appréciation n'est donc pas une bonne nouvelle. Depuis des mois déjà, c'est même la douche froide: l'augmentation des prix de l'énergie fait grimper les coûts, les demande chinoise et allemande ont chuté, les carnets de commande se vident. Bref: tous les symptômes d'une récession industrielle sont là. Des licenciements ont même déjà eu lieu en raison du recul des commandes.
En outre, davantage d'entreprises du secteur industriel doivent introduire le chômage partiel. C'est ce qu'indiquent les médias ainsi que les demandes déposées auprès des offices cantonaux du travail. Ainsi, l'aciérie de Gerlafingen (SO), le groupe technologique Trumpf et son usine de Grüsch (GR) ainsi que le constructeur de machines Bystronic à Niederönz (BE) ont introduit ou annoncé des mesures de chômage partiel.
Les chiffres officiels du Secrétariat d'Etat à l'économie (Seco) concernant l'indemnisation en cas de réduction de l'horaire de travail jusqu'au mois d'octobre inclus ne montrent pas encore d'augmentation, mais le SECO estime toutefois que celle-ci est prévisible, bien que modérée: «Le nombre de demandes de chômage partiel a encore augmenté de manière significative», explique Jean-Philippe Kohl, vice-directeur et responsable de la politique économique à l'association professionnelle Swissmem, qui soutient notamment ses membres dans leurs demandes de chômage partiel.
Et la tendance va se poursuivre. «C'est un mélange toxique», annonce Jean-Philippe Kohl: en raison du marasme de l'industrie mondiale, le gâteau se rétrécit et les entreprises suisses sont défavorisées en raison de la force de leur monnaie.
La BNS doit agir et doit le faire maintenant!
Swissmem attend donc de la BNS qu'elle réagisse de manière appropriée à la situation des entreprises industrielles suisses. «Bien entendu, uniquement tant que la stabilité des prix n'est pas menacée», ajoute Jean-Philippe Kohl. Pour ce faire, la BNS dispose de deux instruments: les taux directeurs ou les achats de devises. Dans sa dernière évaluation, la BNS a cependant précisé qu'une baisse des taux d'intérêt n'était pas à l'ordre du jour. Reste donc l'achat de devises, qu'elle s'est dit prête à initier.
L'année dernière, la BNS a vendu plus de 100 milliards de devises étrangères, soutenant ainsi délibérément le franc, car cela a eu un effet favorable sur l'inflation. Elle a ainsi pu réduire dans une moindre mesure l'énorme portefeuille de placements en monnaies étrangères, qui lui avait fait perdre 130 milliards en 2022, et 3 milliards en 2023, comme la BNS l'a indiqué cette semaine.
Le marché spécule déjà sur de possibles mesures de la BNS, comme celles qu'elle pourrait mettre en place si le cours passe sous la barre des 0,93. En outre, les dépôts que les banques détiennent auprès de la BNS ont augmenté pour la première fois depuis longtemps, ce qui serait le signe d'achats de devises. En effet, lorsque la BNS acquiert des devises étrangères, elle crédite des avoirs en francs aux banques: «Nous nous attendons déjà à des mesures de la BNS. Le bond des cours de jeudi dernier pourrait en être une conséquence», explique Thomas Flury, spécialiste des devises à l'UBS.
Mais la BNS a aussi de bonnes raisons d'attendre encore avant d'acheter des devises, pour éviter que ses réserves de devises étrangères et son bilan n'augmentent à nouveau. La perte record de dévaluation en 2022 et les coûts persistants de la rémunération des avoirs à vue ont montré que cela pouvait aussi avoir des conséquences négatives. Or, un refus catégorique d'intervenir serait aussi une invitation à la spéculation.
Le franc va-t-il se renforcer davantage?
La tendance à long terme soutiendrait cette thèse tant que l'inflation est plus faible dans notre pays que dans la zone euro. Le cours de change entre le franc et l’euro est déjà passé sous sa juste valeur selon le différentiel d'inflation, que la Banque cantonale de Zurich situe à 96 centimes. Pour l'UBS, il se situe entre 0,95 et 1 franc pour un euro. La majorité des prévisions des banques rassemblées par Bloomberg voient le cours euro-franc proche de la parité en 2025.
Dans ce contexte, le franc ne redeviendra durablement plus faible que si l'économie européenne réussit un atterrissage en douceur et si l'inflation suisse est supérieure à celle de la zone euro. Un scénario peu probable, selon plusieurs experts. Autant dire que le marché des changes occupera encore longtemps la BNS.