Depuis plusieurs années, la Banque nationale suisse (BNS) est pointée du doigt par les écologistes. Ces derniers l'accusent de participer activement aux dérèglements climatiques via ses investissements dans des entreprises polluantes. En plus d'exiger de sa part d'arrêter ces activités néfastes, les militants et certains politiciens souhaiteraient un engagement financier de la BNS dans la transition énergétique.
Alors que ce sujet semblait faire son chemin au Conseil National, voilà que le Conseil fédéral balaie la question dans un rapport publié fin octobre. Selon ses analyses, c’est aux gouvernements et au Parlement que revient la responsabilité de définir des objectifs de durabilité et non à la BNS. Cette dernière prendrait déjà suffisamment en compte le changement climatique dans ses actions.
De quoi rendre furieux les Vert·e·s et les associations écologistes. Après une prise de position du WWF et de l'Alliance climatique suisse, la conseillère nationale genevoise verte Delphine Klopfenstein Broggini veut également agir sur ce sujet.
Madame Klopfenstein Broggini, le Conseil fédéral dit que ce n’est pas la mission de la BNS d’agir contre le dérèglement climatique. Pourquoi cela vous énerve-t-il tant?
C’est hallucinant de lire une chose pareille. La crise climatique et ses risques sont avérés, et la place financière joue un rôle majeur dans son aggravation en investissant dans des énergies fossiles. Qui est mieux placé que la BNS, un organe central qui n’a pas d’objectifs de bénéfices, pour montrer l’exemple en adoptant une politique d’investissement durable?
En quoi sa politique actuelle ne l’est pas?
En investissant dans des entreprises pétrolières, en leur achetant des titres et en y détenant des actions, la BNS va à contre-courant des objectifs climatiques de l’accord de Paris et de la Suisse, qui prévoient d’arrêter d’utiliser du pétrole. C’est une démarche qui met en péril non seulement la stabilité des prix qu’elle est censée assurer, mais aussi sa propre survie. Avec de tels investissements, la BNS se tire une balle dans le pied.
Comment expliquer ce choix qui semble en contradiction avec sa mission?
Pour l’instant, l’investissement dans le pétrole semble encore bien attractif, mais à court terme seulement. La BNS a rempli son devoir d’assurer temporairement une stabilité des prix. Mais c’est une fausse stabilité, c’est un leurre. Se fier à des marchés aussi volatils est extrêmement dangereux.
Que devrait-elle faire dans ce cas?
Rediriger 100% de cet argent vers des entreprises engagées dans la transition écologique et les énergies renouvelables. Si elle l’avait fait il y a dix ans, nous ne serions pas si dépendants aujourd’hui du gaz russe sur lequel nous n’avons aucun contrôle, notamment au niveau des prix.
N’est-il pas dangereux de se retirer complètement de ce marché? La BNS ne risque-t-elle pas de se retrouver seule face aux autres banques qui continuent leurs investissements?
La transition ne doit bien sûr pas se faire du jour au lendemain. Cela pourrait prendre quelques années. Mais il est faux de dire que la BNS serait seule: regardez la Banque centrale européenne ou la Banque d’Angleterre. Avec d’autres banques privées, elles ont déjà inscrit clairement le développement durable et la protection du climat dans leur mission. Il ne faut pas non plus sous-estimer le rôle d’exemplarité de la BNS au niveau mondial: si elle prend ce chemin, elle pourrait pousser d’autres grands acteurs financiers à le faire.
Mais comment voulez-vous forcer la BNS à opérer ce virage? La loi sur la Banque nationale (LBN) dit qu’elle ne peut pas recevoir d’orientations sur sa politique monétaire et ses investissements de la part du Parlement ou du Conseil fédéral. Le rapport de ce dernier insiste bien sur le fait que ce n’est pas son rôle.
Il s’agirait surtout de corriger le biais qui la pousse aujourd’hui à s’adapter au marché sur le très court terme, et d’adopter une vision sur le long terme. Cette perspective permet d’assurer une certaine stabilité financière. Voilà pourquoi je souhaite proposer, avec si possible d’autres partis, une initiative parlementaire pour changer la loi et inscrire clairement la protection du climat ou les investissements durables dans les tâches de la BNS.
Pourquoi passer par une initiative parlementaire plutôt qu’une initiative populaire? Vous avez peur que le peuple ne vous suive pas?
Au contraire, je pense qu’il pourrait largement soutenir cette proposition. Il s’agit plutôt d’une question d’efficacité. Une initiative parlementaire est plus rapide à mettre en place et ne nécessite pas la récolte de 130’000 signatures. En deux ans, un texte pourrait aboutir. Ce procédé permet également de créer une alliance entre partis et de travailler uniquement entre parlementaires… pour contourner le Conseil fédéral qui ne semble pas disposé à toucher ce «lieu saint» qu’est la BNS.
Justement, comment expliquez-vous une telle position du Conseil fédéral?
La question reste ouverte. Il a peut-être peur d’ébranler l’identité de la Suisse comme pays des banques et d’entacher l’image sacrée de la politique monétaire de la BNS. Il brandit l’indépendance de la BNS pour justifier l’inaction. Mais travailler à la stabilité financière et à la sécurité du pays en investissant dans la transition énergétique n’attaque pas l’indépendance de la banque.
La BNS connaît cette année le pire déficit de son histoire. Elle a perdu 142,4 milliards de francs. Est-ce que la priorité n’est pas de combler ce trou et d’assurer les versements d’argent prévus pour les cantons plutôt que de rediriger les investissements vers la transition écologique?
La part des bénéfices de la BNS utilisée pour ces versements reste minime. Si elle ne veut pas davantage mettre en péril les cantons à long terme, elle a tout intérêt à réorienter sa politique d’investissement pour abandonner les énergies fossiles.
Pensez-vous que votre projet puisse aboutir?
Il y a bien sûr des obstacles. La question de l’ingérence et de l’indépendance de la BNS risque d’être mise sur le tapis. Mais mon but est de toute façon de préciser la mission de la BNS et non de toucher à son indépendance.
Quels seraient les autres obstacles?
La méconnaissance du fonctionnement de la place financière suisse et mondiale, par exemple. Que ce soit chez le peuple ou sous la coupole d’ailleurs! J’essaie d’obtenir que l’on dispense une formation aux parlementaires sur ce sujet. Ce lien entre investissements et climat est aussi mal compris ou occulté, sauf par les mouvements militants et pro climat, comme Rise up for Change ou Breakfree, qui ciblent depuis longtemps la place financière dans leurs actions directes. C’est notre rôle, en tant que politiciens, d’attirer l’attention des gens sur ce sujet et créer un débat public. Espérons qu’il permette d’avancer sur cette question!