Scandale au pays du sourire
«Les Suisses en Thaïlande n'ont pas plus de droits que les autres»

Blick a rencontré à Genève le leader de l'opposition démocratique thaïlandaise Pita Limjaroenrat. Il connait bien la Suisse et ses habitants, mais prévient: «on vous aime, mais ne faites pas n'importe quoi».
Publié: 26.03.2024 à 16:11 heures
|
Dernière mise à jour: 26.03.2024 à 17:48 heures
1/7
Samedi 23 mars à Genève: le leader de l'opposition thaïlandaise Pita Limjaroenrat répond aux questions de notre journaliste Richard Werly.
Photo: Richard Werly
Blick_Richard_Werly.png
Richard WerlyJournaliste Blick

Les Suisses sont-ils toujours bienvenus en Thaïlande, après la polémique causée par le comportement d’un résident helvétique, accusé d’avoir molesté une Thaïlandaise assise dans l’espace public devant son domicile dans la ville balnéaire de Phuket?

Pour des milliers de résidents et touristes suisses familiers du «pays du sourire», la réponse est cruciale. Surtout si elle est formulée par l’une des principales figures politiques du royaume: le jeune leader de l’opposition Pita Limjaroenrat. Blick l’a rencontré ce samedi 23 mars à Genève, en marge d’une réunion de l’Union interparlementaire.

Ça tombe bien: car la Suisse, le leader du parti «Move Forward» la connaît bien pour avoir étudié à l’IMD, l’institut du management à Lausanne. L’occasion aussi de l’interroger sur son avenir politique, en danger après la menace de la Cour constitutionnelle de dissoudre prochainement son parti, pour atteinte à la monarchie révérée.

Abordons directement le sujet qui fâche: les Suisses en Thaïlande ont-ils, après l’affaire de Phuket, une mauvaise réputation?
Non, mais il est important que nos amis Suisses, touristes ou résidents permanents, comprennent bien qu’ils n’ont pas plus de droits que les autres. Votre pays a toujours été tenu en haute estime en Thaïlande, car notre défunt roi Rama IX (décédé le 13 octobre 2016) y a grandi entre 1933 et 1951.
Lausanne, où notre défunt monarque vivait avec sa mère et son frère, reste une ville de cœur pour la famille royale et pour tous les Thaïlandais qui aiment la visiter et s’y rendre. Mais est-ce que cela confère aux Suisses une sorte de supériorité? Non, non, trois fois non. Ce n’est pas parce que l’on a un passeport helvétique que l’on peut s’arroger un espace public en Thaïlande, et en expulser des Thaïlandais.

Vous avez quand même l’air un peu fâché? Vous savez qu’il y a un pavillon Thaïlandais à Lausanne, au bord du lac?
Je le sais bien et j’y suis allé plusieurs fois lors de mes six mois passés à Lausanne à l’IMD, il y a six ou sept ans. Je ne suis pas fâché, mais ce scandale de Phuket a fait beaucoup de mal à la réputation des Suisses. Phuket est une ville internationale, mais les Thaïs y sont chez eux. Les Suisses sont les bienvenus. Au contraire. Nous vous aimons! La police touristique n’a aucun biais contre vous. Mais s’il vous plaît, comportez-vous bien. C’est tout ce que nous vous demandons.

Sur le plan politique, votre parti «Move Forward» est dans le collimateur de la Cour constitutionnelle. Vous risquez de tout perdre. Et vous gardez le sourire?
(Rires). Je sors tout juste d’une réunion de l’Union interparlementaire à Genève et je peux vous dire que personne ne comprend ce qui est en train de se passer en Thaïlande. Ou plutôt si. Tout le monde a bien compris qu’il s’agit de nous éliminer, moi et le parti «Move Forward».

Dès votre retour à Bangkok, la dissolution de votre formation peut en effet être décidée par la Cour constitutionnelle…
Oui, et tous mes interlocuteurs à Genève m’ont interrogé sur ce point. Comment est-ce possible? Comment peut-on remporter des élections libres en mai 2023, et se retrouver un an plus tard pointé du doigt comme un parti qui veut endommager les fondations de notre pays et de notre monarchie? C’est incompréhensible pour quiconque croît à l’État de droit.
Notre parti a remporté 40% des suffrages lors des élections législatives. Nous avons été empêchés de former un gouvernement de coalition, alors que c’est ce que voulaient une majorité d’électeurs. Et nous voilà maintenant menacés de tout perdre. C’est un assassinat politique. Ceux qui ont déposé la pétition qui demande notre dissolution veulent tout simplement abolir l’opposition en Thaïlande. Or sans opposition, il n’y a pas de démocratie. 44 de nos parlementaires, dont moi, risquent d’être privés de leurs droits civiques.
Nous assistons à un nouvel épisode de la tyrannie exercée par une minorité. Et ce qui m’inquiète, c’est qu’au-delà de la Thaïlande, notre dissolution éventuelle encouragera tous ceux qui veulent s’en prendre à la démocratie. Notre Cour constitutionnelle va alimenter la fabrique autoritaire en Asie du Sud-Est.

Parlons de votre survie politique. J’utilise le mot «survie», car vous êtes bel et bien en danger de mort politique…
Je mène en effet un combat dont l’issue sera, pour moi, le droit de continuer ma carrière politique ou non. Vous avez raison. Si la Cour constitutionnelle dissout le parti «Move Forward» et si la cour anticorruption me prive en fin d’année de mes droits civiques, je disparaîtrai. Voilà à quoi aura abouti le vote de millions de Thaïlandais!
Quels sont mes arguments face à ces deux menaces? Le premier est la proportionnalité du droit. Nous avons un Code pénal. Il n’est pas possible de démontrer que le parti Move Forward a commis un acte de trahison contre la monarchie et donc contre le pays, en proposant une réforme de l’article 112 sur le délit de lèse-majesté. Tous les juristes sérieux vous le diront. Nous avons toujours proclamé notre respect de la monarchie comme pilier de la société thaïlandaise. Nous avons toujours estimé indispensable le maintien de cette institution révérée, au-dessus des partis, comme le stipule la constitution.
Nous accuser de trahison n’a aucun sens. Aucun! Et si la Cour constitutionnelle juge que nous avons outrepassé nos droits, alors qu’elle le démontre et qu’elle prononce contre nous une peine appropriée. La vérité est que l’éventuelle dissolution du parti vise à nous détruire et à me tuer politiquement.
Je suis un élu du peuple. La trahison, c’est lorsqu’un coup d’État militaire renverse un pouvoir légitime, sorti des urnes. Ça, oui! La trahison, c’est lorsqu’une force politique conspire avec un autre pays, par exemple pour démembrer le royaume. Ça, oui! Au «Move Forward» vous ne trouverez aucun traître.

Vous allez donc vous défendre?
Bien sûr. Nous allons faire entendre nos arguments à la Cour constitutionnelle, si elle nous permet de le faire. Cela aura lieu en avril ou mai. Puis viendra, à la fin de l’année, le procès pour corruption, qui pourrait me priver de mes droits civiques à vie. Là aussi, où est la proportionnalité du droit? Je suis fier du retour de la Thaïlande à la démocratie. Mais ce qu'il se passe témoigne du fait que notre démocratie est cruellement défectueuse.

Pouvez-vous clarifier votre position sur l’article 112 du Code pénal? Souhaitez-vous toujours en finir avec le délit de lèse-majesté?
Nous n’avons jamais proposé de supprimer l’article 112. Nous avons défendu la possibilité de l’amender, comme le recommandent de nombreuses organisations de juristes internationaux. L’engagement que je prends, si notre parti continue de fonctionner, est de consulter très largement avant de reformuler une proposition.
Il faut que tous les segments de la société thaïlandaise puissent s’exprimer. Il faut un «juste milieu». Il faut aussi défendre les mineurs qui sont actuellement détenus au nom de l’article 112. Nous respecterons les limites posées par la Cour constitutionnelle. Nous sommes prêts à ouvrir un dialogue national sur ces sujets difficiles. Nous entamerons de nouvelles consultations juridiques. Dans le respect absolu, je le répète, de la monarchie constitutionnelle et de son rôle crucial pour le pays.

Découvrez nos contenus sponsorisés
Vous avez trouvé une erreur? Signalez-la