Rares sont les débats du Conseil des États à susciter un intérêt à l'étranger. La semaine prochaine, pourtant, ce sera le cas: les sénateurs doivent discuter de la possibilité pour la Confédération de prendre des sanctions de manière autonome contre des États ou des personnes qui violent les droits de l'homme. Les discussions seront très suivies, jusqu'à Washington.
Actuellement, la Suisse se contente de reprendre les sanctions des Nations unies (ONU) ou de l'Union européenne (UE), mais n'adopte pas de mesures de son propre chef. Une posture inacceptable, jugent certains activistes. Bill Browder en est un: cet entrepreneur basé à Londres n'a rien contre notre pays en général, mais il est l'un des fers de lance de la lutte internationale contre le blanchiment d'argent et pour les droits de l'homme.
Le Britannique de 58 ans aura, lui aussi, les yeux rivés sur Berne la semaine prochaine. «La Suisse est un État souverain, pas une émanation de l'UE ou des États-Unis. Elle devrait prendre ses propres décisions.» Si les discussions n'aboutissent pas sous la Coupole, la situation pourrait devenir délicate pour la Suisse sur la scène internationale, prévient Bill Browder.
Expulsé dès l'arrivée de Poutine
Le conflit en Ukraine touche le lobbyiste politique personnellement. Peu après la fin de l'Union soviétique, le Britannique s'est installé en Russie. Alors que les affaires étaient florissantes dans les pays de l'ex-URSS, Bill Browder s'est mis à dénoncer des cas de corruption et de blanchiment d'argent. Le vent a tourné lorsque Vladimir Poutine est arrivé au pouvoir: la Russie a viré vers l'autocratie et le Britannique a été officiellement déclaré persona non grata.
Si Bill Browder ne peut plus entrer en Russie, ce n'est rien en comparaison du sort réservé à son compère, Sergeï Magnitski. Il est mort à Moscou en novembre 2009 après des mois de détention dans des conditions brutales. Pour le Britannique, c'est une évidence: il a été assassiné.
Depuis cet épisode, le financier s'est transformé en lobbyiste politique. Ses livres, dans lesquels il se nomme sans trop de modestie «l'ennemi public N°1 de Poutine», sont des best-sellers. Et sa parole a du poids à Washington. Sous son impulsion, le Congrès américain a adopté en 2012 le Magnitski Act, par lequel les personnes susceptibles d'être liées à l'affaire ont été sanctionnées et des dizaines de comptes gelés. L'Union européenne et d'autres pays ont suivi.
Aujourd'hui, le Magnitski Act sert de modèle pour la répression internationale des violations des droits de l'homme dans les dictatures. Ainsi, la loi a montré la voie à suivre pour les sanctions américaines contre la Chine lorsque les violations des droits de l'homme contre la minorité ouïghoure ont été rendues publiques.
Le Conseil des États devrait s'y opposer
Alors quand il s'agit de la Suisse, Bill Browder n'hésite pas non plus à être offensif. Dans un entretien avec Blick, il demande à notre pays de «s'aligner sur le reste du monde civilisé lorsqu'il s'agit de l'argent des dictateurs et des blanchisseurs d'argent». Pour lui, les conseillers aux États doivent prendre leurs responsabilités. «Aucun parlementaire ne perdra ne serait-ce qu'une voix lors des prochaines élections s'il soutient une loi qui permet de punir les kleptocrates et de sanctionner les droits de l'homme.»
Le hic, c'est que la partie est loin d'être gagnée à Berne. En juin encore, tout semblait bien parti pour les partisans de la réforme. Le Conseil national a ancré un passage correspondant dans la loi sur les embargos. Mais le Conseil des Etats devrait s'y opposer, ce lundi. Les commissions de politique extérieure (CPE) et de politique de sécurité (CPS) se sont toutes deux prononcées contre.
Une politique de sanctions autonome «serait extrêmement problématique du point de vue de l'Etat de droit et de la neutralité et représenterait un risque pour la sécurité de la Suisse», a averti la CPS dans un co-rapport, comme Blick l'avait déjà relevé à l'époque. La Suisse fait fausse route, selon Bill Browder. «Tout ce qui sert les intérêts économiques de la Suisse tombe sous le coup de la neutralité. Cela ne semble pas être une décision défendable moralement.»
La Suisse applique depuis longtemps des sanctions contre Moscou? Faux, selon le Britannique. Selon lui, une part bien trop faible des avoirs russes dans les banques suisses est bloquée: seule une fraction des comptes représentant plus de 200 milliards de francs est actuellement gelée, comme l'attestent d'ailleurs les chiffres de l'Association des banquiers.
Vers un «nouveau scandale de l'or nazi»?
Des sanctions ciblées contre ces fonds et leurs propriétaires sont impératives, martèle Bill Browder. Si le Parlement venait à y renoncer, «ce serait le signal pour les Russes que la Suisse reste un paradis pour leur argent sale». La Suisse deviendrait alors un problème aux yeux de tout l'Occident et les efforts visant à couper Vladimir Poutine de ses ressources financières. «La Suisse doit prendre parti. Si elle dit qu'elle est neutre, elle est du côté de Poutine».
Au printemps déjà, la commission dite d'Helsinki du gouvernement américain s'en est pris durement à la Confédération. Cela ne devrait pas être la dernière fois. Roger Wicker, républicain de l'État du Mississippi et membre de la commission, veut en rajouter une couche. «Le sénateur Wicker est très remonté. Il a l'intention d'en faire plus pour demander des comptes à la Suisse en matière de blanchiment d'argent vis-à-vis de la Russie.» L'élu républicain l'aurait dit à Bill Browder directement. «Si elle poursuit cette politique de soi-disant neutralité, la Suisse est sur la bonne voie pour un nouveau scandale de l'or nazi.»
Il est peu probable que cette querelle sur les sanctions et la neutralité atteigne une telle intensité. Il y a néanmoins fort à parier que la pression va, en effet, s'accroître sur la Suisse. Ne comptez pas sur Bill Browder pour mettre de l'eau dans son vin. «Lorsqu'on lutte contre le blanchiment d'argent, il n'y a jamais un stade où on se dit qu'on a fini», analyse le Britannique. Cette semaine, de nombreux yeux seront rivés vers Berne.