Les nouveaux bureaux de l’Association suisse des banquiers à Zurich sont situés au cœur de la ville, à proximité de la gare centrale et non pas dans le quartier des banques, Paradeplatz. Pendant l’interview de Marcel Rohner, 58 ans, président de l’Association suisse des banquiers, des trains entrent et sortent derrière les épaisses fenêtres. Très symbolique de l’étendue du réseau du banquier avec l’ensemble de la place financière.
Marcel Rohner, vous avez été entre autres directeur de la gestion du risque à l’UBS. Quels sont aujourd’hui les plus grands risques pour la place financière suisse?
L’inflation n’a jamais été aussi élevée depuis des décennies. A cela s’ajoutent la guerre en Ukraine et les conséquences de la pandémie. Beaucoup de gens disent qu’ils n’ont jamais connu autant de crises et de problèmes simultanés.
Le président de la banque centrale américaine, Jerome Powell, met en garde contre une «souffrance» de l’économie. A juste titre?
Ce n’est pas tout à fait injustifié. La capacité d'anticipation des grandes banques centrales est limitée. Leurs prévisions d’inflation ont été dépassées par la réalité. L’un des moyens de lutter contre l’inflation est d’augmenter fortement les taux directeurs. Cela a pour but de refroidir l’économie, de freiner la demande et donc de faire baisser les prix.
Dans quelle mesure cela sera-t-il douloureux pour la Suisse?
La protection des actifs est au centre des préoccupations. Les fortunes devraient désormais être investies avec prudence et de manière largement diversifiée. La prudence est également de mise dans les opérations de crédit, en particulier les hypothèques. De manière générale, un vent contraire souffle désormais sur la place financière. Lorsque les marchés boursiers chutent et que les taux d’intérêt augmentent, la somme des actifs sous gestion diminue – et donc le revenu des banques. Mais elles sont bien placées pour faire face à une période aussi difficile.
La prochaine hausse des taux d’intérêt de la Banque nationale est imminente. Elle va probablement relever le taux directeur de 0,5 point de pourcentage – et donc en positif?
Seule la BNS le sait. Mais si les taux d’intérêt augmentent tout autour du globe, il n’y a aucune raison de ne pas en faire autant en Suisse. La raison des taux d’intérêt négatifs en Suisse était l’extrême appréciation du franc.
Maintenant, les taux d’intérêt augmentent et la dette est énorme. Un mélange hautement explosif?
Le niveau de la dette mondiale est gigantesque. C’est une situation très inquiétante. D’un côté, l’inflation est une bonne chose pour les débiteurs, car avec 8% d’inflation, 1000 euros de dettes deviennent encore 920 euros de dettes en termes réels dans un délai d’un an. Ce sont justement les États ayant une dette importante qui sont ainsi incités à résoudre le problème de cette manière, au détriment des épargnants et de la prévoyance vieillesse. La meilleure solution serait la croissance, afin de rembourser la dette grâce à l’augmentation des recettes fiscales.
Pour l’instant, la croissance n’a pas l’air d’être au rendez-vous.
La récession menace même. Malgré cela, la Suisse se porte relativement bien. Les dettes sont plus faibles que dans d’autres pays, notamment grâce au frein à l’endettement effectif.
Quel est le danger de la situation sur le marché immobilier?
Les dettes privées sur le marché immobilier sont compensées par une fortune privée. En effet, la maison a une valeur, et celle-ci a encore fortement augmenté ces dernières années. De plus, la majeure partie de ces dettes est garantie par des hypothèques à taux fixe.
La votation sur l’impôt anticipé est imminente. La place financière risque-t-elle d’être battue?
Je suis très confiant quant à l’acceptation du projet de loi sur l’impôt anticipé. La réforme de cet impôt apporterait de nombreux avantages à la Suisse – pas seulement des pertes fiscales à court terme.
Est-ce une erreur que les particuliers doivent continuer à payer l’impôt anticipé sur les revenus de leur épargne?
Ce n’est pas une question de privé ou de non privé. Il s’agit des obligations. A l’étranger, les obligations ne sont pas soumises à l’impôt anticipé. Celui qui ne veut pas payer l’impôt anticipé achète des obligations émises à l’étranger. Si nous supprimons maintenant cet impôt sur les obligations en Suisse également, cette activité d’émission d’obligations devrait revenir en Suisse.
Pourquoi?
Parce que jusqu’à présent, les investisseurs étrangers ne voulaient pas acheter d’obligations en Suisse. Cela changerait. Au profit par exemple de la Confédération, des cantons ou des communes, qui doivent impérativement emprunter de l’argent en Suisse. Si le marché se développe aussi grâce aux investisseurs étrangers, les coûts d’intérêt baisseront – au bénéfice de tous ceux qui doivent se procurer des fonds.
On estime qu’un volume d’affaires allant jusqu’à 900 milliards pourrait être récupéré. Est-ce réaliste?
C’est une estimation conservatrice. De nombreux clients étrangers ne veulent pas payer l’impôt anticipé uniquement parce que celui-ci est compliqué à décompter et à récupérer. Si cela disparaît, une partie des affaires reviendra en Suisse. Même les entreprises suisses empruntent aujourd’hui de l’argent à l’étranger: elles emprunteront alors davantage en Suisse. En outre, il sera à l’avenir plus intéressant pour les entreprises étrangères de se procurer de l’argent avec des obligations suisses. Cela entraînera une plus grande création de valeur – et donc une augmentation des recettes fiscales.
Vous avez déclaré, peu après le début de la guerre, que 150 à 200 milliards de francs d’avoirs russes se trouvent en Suisse. Était-il imprudent d’avancer ce chiffre?
La transparence est justement importante dans une telle situation. De nombreuses banques se sont également exprimées à ce sujet. Le chiffre d’environ 150 milliards de francs est plausible. La fortune estimée se réfère à tous les clients possédant un passeport russe ou domiciliés en Russie.
Mais ce sont justement les oligarques qui figurent sur les listes de sanctions qui ont beaucoup d’argent et aussi des biens immobiliers en Suisse...
Depuis l’occupation de la Crimée en 2014, la Russie est déjà considérée comme un pays à risque accru. Les banques suisses doivent se montrer très prudentes dans ce contexte. Il faut davantage de clarifications pour savoir d’où viennent les fonds, avec qui des personnes exposées, comme par exemple des politiciens russes, font des affaires. C’est pourquoi il n’a pas été difficile pour la place financière de mettre en œuvre les sanctions, car on connaît les clients. Les banques suisses ont fait leurs devoirs.
Dix milliards de francs appartenant à des oligarques seraient déposés sur des comptes bancaires suisses...
Il faut faire une distinction: il y a une liste de personnes qui sont directement sanctionnées. Leurs avoirs sont bloqués. Et il y a certaines restrictions forfaitaires sur les avoirs. Elles concernent les personnes qui habitent en Russie ou qui sont de nationalité russe et qui ont des fonds en Suisse. Une part importante des affaires des banques suisses concerne des Russes qui vivent dans l’UE et qui ont par exemple aussi un passeport européen. Ils sont certes des citoyens russes, mais ils ne sont pas soumis à ces restrictions en raison de cette double nationalité.
Lorsqu’il s’agit de sanctions, l’étranger ne fait pas vraiment confiance aux banques suisses. Pourquoi la place financière ne se débarrasse-t-elle pas enfin de cette mauvaise image?
Nous n’avons pas de problème d’image. Nous avons un problème de réussite. Quand vous avez du succès, il y a toujours des gens qui ne trouvent pas cela formidable. Il y a beaucoup d’opinions différentes. Je ne trouve pas la situation trop dramatique. La question est plutôt de savoir ce que font les autres places financières en matière de transparence. Comment l’UE gère-t-elle la question, et les États-Unis? Combien d’avoirs russes y sont-ils déposés? C’est une question que les médias pourraient poser.
C’est pourtant la tâche de l’Association suisse des banquiers de montrer à quel point la place financière est propre...
C’est ce que nous faisons. Nous sommes transparents, nous connaissons nos clients et nous disons quelles sont les règles. On pourrait attendre la même chose de tous les autres pays. C’est notre réponse à cela. Nous n’avons rien à cacher. Malheureusement, les clichés et les préjugés ont la vie dure, il faudra encore du temps pour qu’ils s’estompent.
La place financière peut-elle sauver le climat avec une politique de placement durable?
Nous ne pouvons pas le faire seuls. Mais nous pouvons contribuer à avancer sur cette voie. La durabilité va bien au-delà de la simple réduction des émissions de CO2. Il s’agit en premier lieu de clarifier les préférences des clients et de leur montrer ce que l’on peut faire à cet égard avec des produits financiers.
Les banques pourraient aussi agir de leur propre initiative.
C’est d’ailleurs ce que nous faisons. Nous avons établi des règles contraignantes pour le conseil en placement au moyen de notre nouvelle autorégulation. En outre, depuis la dernière conférence sur le climat, de nombreuses banques et associations se sont regroupées au sein de la Glasgow-Net-Zero-Alliance. Toutes ces institutions financières s’engagent à vérifier si leurs propres placements contribuent à réduire les émissions de CO2.
Est-ce plus que de la poudre aux yeux? Est-ce que cela peut vraiment être mesuré?
Ce ne sont certes que des estimations, mais elles s’améliorent. Ce qui est important, c’est que les grandes entreprises se mettent d’accord sur des trajectoires de réduction contraignantes, en collaboration avec les scientifiques. C’est le cas de Nestlé par exemple. Plus il y aura d’entreprises qui le feront, plus le choix sera grand pour l’investissement durable. Il s’agit du changement et de la réduction, pas seulement de l’empreinte. Si les gros consommateurs d’énergie, comme l’industrie du ciment par exemple, réduisent leurs émissions de moitié, cela a un impact considérable.
Que fait la Suisse?
La Confédération et la place financière ont défini les Swiss Climate Scores. C’est une première mondiale. L’objectif est de réduire les émissions de gaz à effet de serre à zéro d’ici à 2050. Sur la base de critères tels que les émissions, la trajectoire de réduction ou une stratégie climatique crédible, il est possible de vérifier si les portefeuilles sont en accord avec les objectifs climatiques. Les flux financiers peuvent ainsi être orientés dans la bonne direction.