Surveillance secrète d’activistes à Genève
L'incroyable enquête d'un procureur genevois pour des dessins à la peinture

Peindre des pistes cyclables à Genève a déclenché une enquête aux proportions vertigineuses. Les mesures de surveillance secrètes imposées à Joël, porte-parole d'Extinction Rebellion, soulèvent des questions brûlantes: légales et proportionnées, ces méthodes?
Publié: 10:56 heures
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Dernière mise à jour: 11:38 heures
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En février 2023, le groupe a revendiqué le marquage, fait avec de la peinture qui part à l'eau, à Vernier (GE).
Photo: Extinction Rebellion Genève
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Lucie FehlbaumJournaliste Blick

Cette enquête genevoise aux proportions inouïes a débordé bien au-delà des limites de la République... et de l'acceptable? Ministère de la Justice américain impliqué, données privées fournies par Google et Microsoft, surveillance secrète... Le procureur Walther Cimino recherchait-il un criminel international en cavale? Un lanceur d’alerte prêt à tout pour dévoiler des secrets d’État? Non: des activistes qui, armés de peinture jaune, avaient tracé de fausses pistes cyclables sur la route.

Posons rapidement le contexte, d'abord révélé par «Le Temps». Le 24 février 2023, Joël, porte-parole d'Extinction Rebellion (XR), est interpellé avec une autre personne dans une rue genevoise. Ils auraient tracé une piste cyclable à la peinture jaune, pour la troisième fois cette semaine-là. Les dessins font la taille des signes «pistes cyclables» officiels.

L'histoire aurait pu en rester là

La Ville de Genève porte plainte pour dommage à la propriété, chiffrant les dégâts à moins de 2000 francs. Joël et sa co-prévenue sont condamnés à 30 jours-amende par une procureure, ils s'y opposent, puis tout se règle lors d'un accord avec la commune. La procédure devrait être classée.

Mais l'ordonnance de classement n'est jamais arrivée à Joël. Entre temps, l'Office cantonal du génie civil porte aussi plainte pour l'une de ces actions de marquage au sol. C'est là qu'entre en scène le procureur Walther Cimino. Avec lui, les choses prennent une tout autre tournure.

Escalade de l’affaire: plainte et surveillance

Il obtient du Tribunal des mesures de contrainte (TMC) un rétroactif téléphonique, soit les relevés téléphoniques de Joël et d'autres activistes, pour une période de six mois. Les listes d'appels et les lieux d'où ils ont été passés sont analysés par la police judiciaire.

Dans le cadre de la procédure, près de 96 personnes sont listées comme membre de XR, dont certaines n'ont rien à voir avec le groupe — comme le grand-père d'un jeune homme, décédé en 2019, a appris Blick. Quatre ans de déclarations fiscales de Joël sont épluchées, ainsi que ses comptes bancaires.

Jusqu'aux États-Unis

Le Ministère de la Justice des États-Unis se retrouve impliqué. Dans un courriel que Blick a pu consulter, Walther Cimino assure à un inspecteur que des commissions rogatoires internationales seront émises.

Google et Microsoft ont ainsi transmis certaines données privées concernant les boîtes mails de Joël et d'autres militants. Une recherche est également faite auprès d'EasyJet, sur une période de trois ans et demi, pour trouver d'éventuelles réservations aux noms des membres du groupe écologiste.

Partir à la pêche, c'est illégal

Ces mesures de surveillances étaient-elles proportionnées? Étaient-elles même légales? S'agissait-il d'une «fishing expedition», comme le suggère l'avocat de Joël, Me Peter, où l'on avance à tâtons pour identifier tous les membres d'une organisation?

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Partir à la pêche sans savoir exactement ce que l’on recherche, pour retrouver les membres d’une communauté ou d’un groupe, ce n’est pas admissible
Sylvain Métille, avocat spécialiste de la protection des données
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Le Professeur Sylvain Métille, de l’Université de Lausanne, avocat spécialiste de la protection des données et auteur d’une thèse de doctorat sur les mesures de surveillance secrètes, pose un cadre clair. «Partir à la pêche sans savoir exactement ce que l’on recherche, pour retrouver les membres d’une communauté ou d’un groupe, ce n’est pas admissible», assure-t-il.

Motivations floues

Il poursuit: «La mesure de surveillance doit se limiter à identifier les auteurs d’une infraction déterminée, ou établir les faits. Par définition, la 'fishing expedition' est interdite.» Il souligne toutefois une nuance. «Cela peut être un peu différent dans le cas de l’activité des services de renseignement qui agissent pour prévenir un risque, mais c’est un autre cadre juridique.»

Qu’espérait-on démontrer par ces actes de surveillance? «Dans le cas d’un suspect qui vend des stupéfiants via son téléphone, par exemple, ce dispositif est très intéressant puisqu’il permet également de repérer d’autres personnes impliquées, illustre le Professeur Métille. Mais dans le cas d’une personne qui agit seule et commet un dommage à la propriété, l’apport de ce rétroactif téléphonique est moins clair.»

Contacté à propos des motivations de Walther Cimino, le Ministère public genevois ne «commente pas la manière dont il instruit les procédures».

Des mesures «intrusives et onéreuses»

Dès lors, plusieurs questions demeurent. Comment le procureur a-t-il obtenu des actes de surveillance secrète si invasifs à l’encontre d’un prévenu déjà connu, puisque arrêté sur les lieux du délit? N’y a-t-il pas de garde-fou?

Le Professeur Yvan Jeanneret, de l'Université de Genève, co-auteur avec le Professeur André Kuhn d'un ouvrage de procédure pénale à paraître, rappelle que «l'idée est que les mesures de surveillance sont très intrusives et onéreuses, de sorte qu'il ne faut y recourir que lorsque l'infraction est particulièrement grave et difficile à établir sans y recourir.» La nécessité d’un tel dispositif dans cette affaire pique ainsi la curiosité.

Tirer sur des moineaux

Directeur du département de droit pénal de l'Université de Genève, le Professeur Bernhard Straüli renchérit avec une métaphore évocatrice: «On pourrait dire que l'on ne tire pas au canon sur des moineaux, c’est-à-dire que l'on n'ordonne pas cette mesure de surveillance extrêmement intrusive dans la sphère privée pour élucider une infraction dont la gravité est insuffisante; c'est bien sûr toujours une question d'appréciation.»

La légalité même de ces mesures de surveillance interroge par ailleurs. Le Code de procédure pénale prévoit qu'un «dommage considérable» à la propriété les justifie. Comment circonscrire «considérable»?

Pas assez d'argent en jeu

«Selon le Tribunal fédéral, un dommage – tous postes compris – est considéré comme 'considérable' à partir de 10'000 francs», nous éclaire le Professeur Bernhard Straüli.

Dans le cas de Joël, la Ville avait estimé les dégâts à moins de 2000 francs. Le canton, lui, parlait de 8899 francs, indiquait «Le Temps». Le dommage n'est donc pas tout à fait à la hauteur de la surveillance. D'autant que ces 8899 francs représenteraient une réparation complète de la route, renseigne une source.

Mesures contre les abus

Face à de telles mesures, quelles garanties existent pour éviter les abus? Deux garde-fous sont prévus par la loi: d'une part, l’obligation d’informer le prévenu qu’il a fait l’objet d’une surveillance; d’autre part, le contrôle du TMC.

Le professeur Yvan Jeanneret rappelle ainsi que «l'individu qui a fait l'objet de mesures de surveillance secrètes doit en être informé au plus tard à la fin de l'instruction. Cela permet à la personne surveillée de faire un recours dans les 10 jours pour faire contrôler a posteriori la légalité de la mesure.»

«
Un avocat ne devrait pas découvrir des mesures de surveillance concernant son client par lui-même
Sylvain Métille, avocat spécialiste de la protection des données
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Joël a été informé trop tard

Or, Me Peter a découvert l'ampleur de l'instruction en lisant le dossier, en janvier 2025. Soit un an et cinq mois après que la police a transmis son rapport au Ministère public.

«Un avocat ne devrait pas découvrir des mesures de surveillance concernant son client par lui-même, en lisant le dossier, insiste le Professeur Sylvain Métille. Le procureur devrait l’en informer dès que la surveillance est versée au dossier.»

Pour ces raisons, Olivier Peter a demandé la mise sous scellés de plusieurs documents et a fait recours contre nombre de mesures d'instruction. Le 11 février, les documents ont bien été mis sous scellés, a appris Blick.

Contrôles pas assez stricts

Le spécialiste des mesures de surveillance secrètes doute par ailleurs du rôle de surveillant du TMC. «Il doit faire ce contrôle, mais il y a souvent bien peu de mesures qui sont refusées», observe Sylvain Métille.

Pour lui, deux possibilités prévalent. «Soit le tribunal des mesures de contrainte n’est pas assez strict, ce qui peut aussi être dû à un manque de temps ou de ressources humaines, soit les procureurs ont tellement bien compris les règles qu’ils font toujours juste et ne surveillent que ce qui peut l’être dans un respect parfait du cadre légal…»

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