Guerre technologique
L’Europe se réveille-t-elle trop tard sur l'IA face aux Etats-Unis?

L’Union européenne, menée par la France, met le paquet sur l’IA lors du sommet de Paris et ambitionne une position de leader. Trop tard, avertit l’experte Solange Ghernaouti: les Etats-Unis et la Chine ont pris trop d’avance.
Publié: 17:36 heures
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Macron veut faire de la France le moteur de l'IA en Europe.
Photo: IMAGO/Bestimage
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Myret ZakiJournaliste spécialisée économie

Un peu tardivement, cela bouge du côté de l’IA européenne. Emmanuel Macron veut faire de la France un moteur européen du rattrapage technologique face aux avancées américaines et chinoises dans l’intelligence artificielle. A la veille d’un sommet sur l’IA qui s’est tenu à Paris les 10 et 11 février, le président français a donné le ton, annonçant que la France investirait 109 milliards d’euros dans le secteur de l’IA ces prochaines années.

Le lendemain, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen lui a emboîté le pas, promettant de mobiliser un paquet de 200 milliards d’euros à l’échelle du continent. L’Europe veut aussi réglementer ce secteur, notamment pour protéger le grand public face aux possibilités illimitées de l’IA, mais aussi pour encadrer également l’activité professionnelle. La réglementation doit aussi permettre «d’éviter d’être totalement vassalisés, voire esclavagisés par l’IA venue des Etats-Unis ou de la Chine», analyse sur France 24 Jean-Christophe Gallien, politologue et conseiller en communication. 

Durant le sommet, une initiative privée baptisée «EU AI Champions Initiative» a réuni 60 entreprises du continent, dont les géants Airbus, L’Oréal, Mercedes, Siemens, ou Spotify, mais aussi des succès locaux comme la startup française Mistral AI, qui a conçu un «Chat» concurrent de l’Américain ChatGPT. Vantée par le président Macron à l’ouverture du sommet, cette application a encore des progrès à faire, selon un test effectué par le HuffPost, révélant que l’IA n’est pas très à jour. Toujours est-il que cette coalition d’entreprises annonce vouloir faire de l'Europe un «leader mondial» de l'IA. 

Concurrencer les USA et la Chine

Ces efforts européens ont un objectif affiché: concurrencer l’initiative colossale lancée par Donald Trump le 22 janvier dernier. Baptisé «Stargate», ce partenariat public-privé, qui inclut OpenAI (créateur de ChatGPT), Oracle et Softbank, va mobiliser entre 100 et 500 milliards de dollars sur une durée de 4 ans. 

Toutefois, la taille des sommes engagées ne garantit pas toujours le succès. En effet, l’exemple de la Chine est éloquent. Au début de cette année, la start-up chinoise DeepSeek a réalisé une percée mondiale spectaculaire avec son IA générative, gratuite, qui fait aussi bien que la version ChatGPT Plus, avec seulement 6 millions de dollars d’investissements. L’une des caractéristiques clé de cette startup: elle repose sur l’architecture ouverte (open source). Quelles chances réelles a l'Europe face à ces leaders mondiaux?

Bataille perdue face aux premiers entrants

«L’Europe a du mal à rivaliser avec l’Europe et les USA, elle est déjà sous leur dépendance pour de nombreux services et infrastructures numériques», estime Solange Ghernaouti, experte internationale en cybersécurité et IA, et présidente de l’Institut de recherche Cybermonde. Au-delà des déclarations d'intention et des investissements promis par Emmanuel Macron, seules quelques pièces du puzzle IA font l'objet d'annonces spectaculaires.» La réalité l'est moins.

Solange Ghernaouti rappelle que depuis plusieurs années déjà, les données indispensables à l'IA sont en mains des leaders américains et chinois. «Nous avons fourni nos données, confié leur traitement et souvent leur stockage aux géants de la tech, et contribué à leur position dominante. Ils ont un temps d’avance. Les apprentissages de leurs systèmes d'IA sont alimentés par des données du monde entier. Nous avons laissé faire le pillage numérique. Dès lors, comment croire à l'illusion d'autonomie européenne en matière d'IA?» 

Aujourd’hui, souligne-t-elle, vouloir faire de l’Europe un leader mondial dans ce domaine, est comme vouloir lancer un Facebook européen: les milliards d'utilisateurs sont déjà sur les plateformes existantes, les habitudes sont prises, et l’expérience a montré qu’ils ne bougent pas facilement d’un réseau social à un autre. «A mon sens, les batailles de la donnée et de la gouvernance algorithmique sont déjà gagnées par d'autres.»

Qui possèdera les IA européennes?

En outre, elle souligne que même dans le capital de startups comme la française Mistral, des actionnaires comme le géant américain Microsoft sont présents. «Ce qui compte à la fin, c’est qui possède les données, et les initiatives européennes comptent beaucoup d’investisseurs internationaux.» Dès le moment où des capitaux étrangers sont engagés, la souveraineté technologique pose question, souligne l’experte d'origine française, qui a enseigné à l’Université de Lausanne.

Où seront les cerveaux?

Dans le même ordre d’idées, il faut considérer qui forme les cerveaux, et pour qui ils travaillent en définitive. «En Europe, nous sommes bons pour faire de la recherche et éduquer, mais les chercheurs partent souvent ailleurs, même s'ils sont physiquement sur place.»

Elle met en garde contre le risque de financer par de l’argent public européen des startups qui pourraient ensuite être rachetées par des géants du reste du monde, qui ont les moyens de tuer la concurrence. «Nous pourrions aussi fournir toute la matière première de base pour faire tourner les systèmes, alors qu’on ne sait pas si on va les maîtriser. Il faut une politique industrielle plus aboutie.»

Qui fabrique les puces?

Ce qui compte aussi, selon Solange Ghernaouti, c’est qui fabrique et commercialise l'électronique nécessaire. «Où sont les usines? Qui possède les puces? Difficile d'être leader en étant dépendant des chaînes d'approvisionnement d'autres acteurs, sans maîtriser tout le cycle de vie de l'IA.» 

Solange Ghernaouti voit les meilleures chances de l’Europe dans le modèle open source (architecture ouverte), sur lequel a aussi misé le leader chinois DeepSeek. «C’est peut-être là qu’il faudrait investir, ou dans des secteurs d'IA de niche.» 

Au demeurant, l’experte souligne que les montants annoncés sont peut-être impressionnants, mais que le succès ne repose pas que les sommes investies, comme l’a bien montré le cas de DeepSeek. «Si on inclut le matériel et les infrastructures de support dans les sommes annoncées, que reste-t-il concrètement pour rivaliser? C’est comme promettre de bâtir le plus grand campus d’IA, et investir tout l’argent levé dans les bâtiments: cela ne dit pas quelle est la réalité des contrats et leur finalité.»

«Beaucoup de marketing»

Enfin, la chercheuse en cybersécurité pointe un problème qui concerne l'IA partout dans le monde: celui de la consommation énergétique. Or les tarifs de l’électricité sont en forte hausse en Europe. «Il faut tenir compte du coût environnemental de ces projets, en surface d'occupation du sol, en eau pour le refroidissement, en électricité, et en matières premières. Existe-t-il un modèle énergétique qui pourra supporter l'augmentation des usages de l'IA et des datacenters?» 

Au final, regrette l’experte, ce sommet s'apparenterait plutôt à une foire politico-technico commerciale au marketing impressionnant, mais qui n'aura pas été réellement à la hauteur des enjeux de gouvernance soulevés par l'IA.»

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