Failles du système helvétique
Voici les outils que la mafia utilise pour s’infiltrer en Suisse

Pour le crime organisé, les brèches du système helvétique offrent des points d'entrée: zones d'ombre financières, économie permissive, contrôles insuffisants, police sous-dotée. Blick a fait le point avec des spécialistes.
Publié: 29.03.2025 à 06:03 heures
|
Dernière mise à jour: 30.03.2025 à 10:15 heures
Des arrestations de mafieux ont également lieu en Suisse, où certains criminels se réfugient pour fuir la justice italienne (image d’illustration générée avec l’IA).
Photo: Midjourney

C’est un sujet des plus sérieux, caché sous une apparence folklorique. La faute en partie à la voix rauque de Marlon Brando dans Le Parrain, qui a contribué à l’image esthétisée de la mafia. En Suisse, la présence du crime organisé est pourtant une réalité, qu’une poignée de journalistes et de politiques tentent de dénoncer, avec un succès mitigé.

Il faut dire que le phénomène est invisible, car les règlements de comptes violents sont rarissimes sur notre territoire. Mais discret ne signifie pas inoffensif. «Le vrai danger de la mafia, et son but, ce n’est pas de tuer et d’assassiner, mais de s’infiltrer dans l’économie et le système financier», résume Frank Garbely, journaliste d’investigation et auteur de «Der Mafiaboss von Brig» (Le «parrain de la mafia de Brig», Editions Garbely, 2024).

S'infiltrer dans l'économie

Egalement journaliste, Madeleine Rossi est l’auteure de «La mafia en Suisse» (Editions Attinger, 2021). Elle regrette que dans notre pays, la représentation du mafieux soit encore celle d’«un homme avec un chapeau noir qui t’attend derrière un buisson avec un fusil à canon scié pour te faire la peau». La spécialiste rappelle que la’Ndrangheta de Calabre est présente sous différentes formes dans toute la Suisse, où de nombreux criminels coulent des jours sereins avec permis B et voitures immatriculées dans leur canton de résidence.

«
«Le vrai danger de la mafia, et son but, ce n’est pas de tuer et d’assassiner, mais de s’infiltrer dans l’économie et le système financier»
Frank Garbely, journaliste d'investigation
»

Ce 25 mars encore, un coup de filet de la justice italienne contre la 'Ndrangheta, incluant l’arrestation de 17 personnes et la saisie des biens pour un montant allant jusqu’à 50 millions d’euros, a été rendu public. Des avoirs, des comptes bancaires et des voitures ont notamment été saisis en Suisse dans ce cadre, selon l’agence de presse italienne Ansa.

Il faut dire que la mafia bénéficie de tous les outils d’un système helvétique très libéral: un secteur financier qui conserve des zones d’opacité, un gouvernement réticent à instaurer des instruments de contrôle, une police sousdotée pour lutter contre la criminalité en col blanc et une économie peu regardante. En résumé, la mafia adore la Suisse. On vous détaille pourquoi.

Restauration et construction, les cibles de la mafia

S’il est deux domaines où la mafia s’étend en Suisse, ce sont ceux de la restauration et de la construction. Dans le premier, la situation a été aggravée par la crise sanitaire, selon la police fédérale (Fedpol). Le crime organisé a profité des difficultés rencontrées par de nombreux restaurateurs pour mettre la main sur certains établissements, ce qui lui permet de blanchir de l’argent. Et peu importe qu’il n’y ait pas de clients. «Il y a plein de restaurants ou d’hôtels qui ne sont pas rentables et qui sont rachetés par des petites sociétés, avec à leur tête deux Italiens et un Tessinois, raconte Frank Garbely. Si 30% de l’argent de la drogue est sauvé parce qu’il est investi légalement, c’est tout bénéfice pour la mafia.»

Cette non-exigence de rentabilité touche également le domaine de la construction, où la mafia est présente de longue date, avec des répercussions sur les conditions de travail et la sécurité des employés. Dans La mafia en Suisse, Madeleine Rossi évoque ainsi l’influence de la’Ndrangheta sur le chantier du tunnel de base du Monte Ceneri au Tessin, mis en service en 2020. En plein appel d’offres, le groupe romain qui avait remporté la mise pour le gros œuvre grâce à des prix défiant toute concurrence s’était vu retirer son certificat antimafia en Italie, puis certains de ses dirigeants avaient été visés par une opération contre le crime organisé. Interpellé à ce sujet, le Conseil fédéral avait répondu que la présomption d’innocence prévalait et que de toute façon l’Italie n’avait pas déposé de demande d’entraide judiciaire auprès de la Suisse.

«
«La ’Ndrangheta de Calabre est présente sous différentes formes dans toute la Suisse»
Madeleine Rossi, journaliste et spécialiste de la mafia
»

Une autre entreprise romaine active au Ceneri, GCF (Generali Costruzioni Ferroviarie), avait été pointée du doigt pour avoir mis en place un système de sous-traitance en cascade et imposé des conditions de travail effroyables aux ouvriers sur le chantier. Ce groupe est actuellement jugé à Varèse (Italie) pour infiltration mafieuse présumée, dans le cadre d’un procès portant sur la présence du crime organisé dans les installations ferroviaires. C’est également GCF qui a posé les rails dans le nouveau tunnel du Lausanne-Echallens-Bercher (LEB), inauguré en 2022 dans le canton de Vaud.

Les possibilités qu'offrent les sociétés

L’opacité que peuvent permettre les registres des sociétés offre à la mafia des moyens d’entrer discrètement en activité. Frank Garbely cite le cas d’un homme d’affaires, fiché en Italie comme membre présumé de la’Ndrangheta, qui a créé sa société dans les années 1990 à Viège (VS). Dans le Registre du commerce du Valais de l’époque, son nom apparaissait comme directeur et l’apport était de 100'000 francs à la fondation. Frank Garbely parle d’une «dame venue de Domodossola» en 1994 avec 400'000 francs d’apports, suivis d’autres, hissant le capital à 700’000 francs. «L’argent venait d’un entrepreneur étroitement lié à la mafia», assure l’auteur.

Or l’origine de ces fonds n’apparaît pas au registre. Si l’on est habile, ajoute l’enquêteur, on peut faire échapper des informations. Il suffit de tenir deux assemblées au lieu d’une et de protocoler uniquement les informations obligatoires pour la première assemblée. La seconde, qui peut se tenir durant la même heure, ne ferait pas l’objet d’un PV, et on y aborderait les précisions sensibles.

Un avocat que nous avons contacté fournit une autre astuce. «Les prêts accordés à des entités tierces, cela ne se voit que dans le bilan et ce n’est pas public. L’origine d’un prêt est moins scrutée que l’origine d’un capital.» «On ne peut nier que des individus cherchent à optimiser les possibilités des sociétés, reconnaît un consultant d’une grande firme d’audit. Et quand les autorités colmatent les brèches, c’est l’effet «kalter Kaffee»: on réglemente des pratiques déjà dépassées.»

Politique: une apathie coupable?

Malgré ces affaires connues, rares sont les élus à empoigner de front la problématique de la mafia. Ces dernières années, quelques objets parlementaires ont été déposés par des conseillers nationaux tessinois, dont Fabio Regazzi (Le Centre), aujourd’hui aux Etats. Malgré son statut de président de l’Union suisse des arts et métiers, cet entrepreneur a l’impression de prêcher dans le vide. «En tant que restaurateur, je suis bien placé pour savoir que certains établissements sont utilisés pour blanchir l’argent de la mafia. Mais lorsqu’ils dénoncent quelque chose, les Tessinois ne sont généralement pas pris au sérieux. Les Alémaniques se sentent loin de tout cela.»

L’actualité récente montre pourtant que le Röstigraben ne protège pas du crime organisé. En février, Blick racontait comment un coup de filet contre la mafia en Lombardie avait mené les enquêteurs jusqu’à Saint-Gall, Zurich et Saint-Moritz. Le récit était signé par Madeleine Rossi. La spécialiste s’étonne qu’aucun arsenal ne soit mis en place au niveau politique pour lutter contre le crime organisé. «Il y a seulement des petites mesures pour boucher les trous.» Elle se demande carrément «s’il faudra un événement sanglant pour que la Suisse se réveille».

«
«En tant que restaurateur, je suis bien placé pour savoir que certains établissements sont utilisés pour blanchir l’argent de la mafia»
Fabio Regazzi, Conseiller aux États tessinois
»

Cette apathie transparaît dans le traitement par le gouvernement des propositions visant à lutter contre le crime organisé. Ainsi par exemple l’idée d’un certificat antimafia destiné aux marchés publics. Cet outil, utilisé par l’Etat italien, permettrait à la Confédération d’exiger que les soumissionnaires et sous-traitants ayant leur siège principal en Italie présentent un certificat attestant de l’inexistence de liens avec la mafia. Après avoir soutenu l’idée dans un premier temps, le Conseil fédéral a balayé la proposition dans un récent rapport, la jugeant discriminatoire et estimant que les garde-fous actuels sont suffisants.

Zones d'opacité financière

Les faiblesses réglementaires se constatent également dans l’efficacité limitée de la loi anti-blanchiment (LBA). L’activité de la mafia s’est poursuivie bien au-delà de l’entrée en vigueur de cette loi, qui date de 1997. Or, dans les récits sur la mafia, il est question d’ouvertures de comptes dans des banques de Lugano, de Genève et de Zurich dans les années 2000. «La LBA n’était pas appliquée», n’hésite pas à affirmer Frank Garbely. «Un système anti-blanchiment, aussi sophistiqué soit-il, ne pourra jamais faire un obstacle complet aux manœuvres qu’il compte combattre, complète un avocat de la place. Dès que vous instaurez une norme, les gens essaieront de la contourner.»

D’après les experts interrogés, les fonds transiteraient de préférence via des banques de grande taille. Dans les petites structures, les gros montants seraient plus facilement détectés par l’autorité de surveillance. En outre, la mafia aurait souvent recours à des transactions en cash, pour laisser un minimum de traces.

Secrets des notaires et avocats

A travers ces récits ressort le rôle central des avocats et des fiduciaires, qui sont exemptés des obligations de la LBA. Contrairement aux banques, ces acteurs ne sont pas tenus de vérifier l’origine des fonds de leurs clients et de les dénoncer aux autorités en cas de soupçons, tant qu’ils ne gèrent pas directement leur argent. Pour Frank Garbely, cette lacune est au cœur du problème. «Et ce sont les avocats qui sont les plus représentés à Berne», déplore-t-il. A l’origine de cette opacité: le rejet par des élus bourgeois, dont les Valaisans Beat Rieder et Philippe Mathias Bregy, fin 2019, d’une révision de la LBA qui aurait assujetti les avocats.

Quant aux grandes fiduciaires, elles sont certes soumises à la surveillance d’un organisme d’autorégulation, mais il n’est pas aussi strict que la Finma, l’autorité qui surveille les banques.

Que fait la police?

Les récentes alertes faisant état du manque de moyens de la police fédérale (Fedpol) pour enquêter sur la mafia ne sont pas vraiment de nature à rassurer sur la capacité de la Suisse à lutter contre ce phénomène. Dans un rapport d’inspection de la collaboration entre le MPC et la police judiciaire fédérale publié en février, l’Autorité de surveillance du Ministère public de la Confédération a souligné ce déficit de ressources, qui est régulièrement évoqué depuis quelques années.

«Il est invraisemblable que des enquêtes sur la criminalité économique passent à l’as à cause d’un défaut d’effectifs», estime le conseiller national MCG (UDC) genevois Roger Golay, qui a déposé en mars une motion demandant un renforcement rapide de la police judiciaire fédérale. «Dans un Etat de droit, on ne peut pas laisser passer ça. Tout au long de ma carrière de policier, j’ai constaté que les cols blancs intéressent moins les politiques que le crime crapuleux.»

Ce problème d’effectif n’a pas empêché le conseiller fédéral Beat Jans de charger Fedpol, fin 2024, d’élaborer «une stratégie de lutte contre le crime organisé en Suisse». Selon Frank Garbely, les autorités multiplient les déclarations dans ce domaine, sans effets concrets. «A chaque fois qu’un nouveau procureur fédéral entre en fonction, il annonce qu’il va mettre la priorité sur la mafia. Et ensuite, rien ne se fait.»

Le fédéralisme ne serait-il pas aussi un frein à la lutte contre le crime organisé? Pour Madeleine Rossi, certains cantons comme le Valais et le Tessin sont mieux armés que d’autres pour faire face à cette menace. «Ailleurs, ils ont souvent peu d’expérience et d’intérêt pour cette problématique. Ils s’appuient donc sur Fedpol. Résultat: il y a un gros problème de remontée des informations des cantons vers la police fédérale. La solution serait de redonner des prérogatives aux cantons pour qu’ils s’autonomisent dans ce domaine.» La journaliste précise que la mafia est en train de s’étendre vers l’ouest de la Suisse, notamment le Chablais romand et donc le canton de Vaud.

On n’a donc pas fini d’entendre parler de la’Ndrangheta.

Vous avez trouvé une erreur? Signalez-la