Arrachée à la naissance
36 ans plus tard, une Vaudoise retrouve sa mère biologique au Chili

Les autorités suisses ont fermé les yeux sur les adoptions en provenance du Chili. Le cas d’une Vaudoise révèle comment un avocat aurait illégalement organisé l’adoption d’enfants chiliens.
Publié: 22.03.2025 à 20:10 heures
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Dernière mise à jour: 24.03.2025 à 16:54 heures
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Angeline Masson a été adoptée au Chili en 1989 et emmenée en Suisse.
Photo: Franziska Frutiger
Samina Stämpfli, Malte Seiwerth
Beobachter

Personne ne sait où Angeline Masson a passé les premiers mois de sa vie. De vieilles cassettes VHS documentent son arrivée, en janvier 1989, à l’aéroport de Genève, dans les bras de sa mère adoptive. Elle a alors trois mois. Chantal Masson, qui tient ce bébé contre elle ce jour-là, ne l’a jamais caché à Angeline qu'elle était adoptée. De cette époque, Chantal conserve billets d’avion, photos et lettres, afin qu’Angeline puisse connaître son histoire.

Découverte d'adoptions au Chili

Ces souvenirs sont aujourd’hui étalés sur la table du salon d’Angeline Masson, dans son appartement à Vevey (VD). Sa mère adoptive est venue lui rendre visite et se souvient du jour où sa vie a basculé: lors d’une promenade à la Pontaise, à Lausanne, elle rencontre par hasard une femme qui a adopté un enfant chilien. C’est cette femme qui lui donne les coordonnées de Juan Carlos Muñoz Torres, un avocat chilien qui l'aide alors à adopter Angeline.

Six mois après cette rencontre, Chantal Masson accueille sa fille adoptive Angeline dans un hôtel de Santiago du Chili. L'avocat Juan Carlos Muñoz Torres la lui amène en personne. Il lui assure qu'Angeline est la fille d'une travailleuse du sexe. Ce que la famille croit.

Sa mère biologique voulait la garder

En réalité, les faits se sont déroulés de manière bien différente de ce qu’a affirmé Juan Carlos Muñoz Torres à l’époque. Le témoignage-clé est celui de Clementina Rosa Becerra León, rencontrée par le «Beobachter» au Chili. Il s'agit de la mère biologique d'Angeline Masson. C'est elle qui l'a mise au monde le 26 octobre 1988 dans la petite ville de Lebu, dans le sud du Chili: «Trois jours après sa naissance, trois personnes sont venues et m'ont enlevé Angeline.» Que s'est-il donc réellement passé?

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J'avais le sentiment que ma mère biologique ne m'avait pas abandonnée de son plein gré
Angeline Masson, adoptée en Suisse alors qu'elle était bébé
»

Avec l'accord des personnes concernées, le «Beobachter» a consulté les documents d'adoption de l'époque aux Archives fédérales suisses. Selon ces documents, Clementina Rosa Becerra León a confié la tutelle de son enfant au couple Masson en janvier 1989. Elle l'aurait fait devant le tribunal et en présence d'un notaire à Santiago au Chili. D'après les documents, la mère biologique souhaitait expressément que sa fille Angeline soit adoptée par le couple Masson, car elle les connaissait personnellement.

Sauf que ce n'est pas vrai. Clementina Rosa Becerra León nie avoir consenti à une adoption devant le tribunal. Sa version est soutenue par la mère adoptive, Chantal Masson. «J'ai compris peu de choses lors de l'audience, car tout était en espagnol, mais je suis sûre que la mère biologique n'était pas présente», raconte-t-elle. Clementina Rosa Becerra León se souvient seulement d'avoir signé plusieurs documents juste après la naissance. «On m'a dit que c'était pour inscrire ma fille au registre de l'état civil.»

Une enfant illégitime

Clementina Rosa Becerra León n’avait que 17 ans lorsqu'elle a appris qu'elle était enceinte. Le père de l'enfant était marié à une autre femme, c'est pourquoi elle lui a caché sa grossesse. Seules sa mère et l'une de ses amies étaient au courant. «Elles ont décidé sans m'en parler que mon enfant à naître devrait grandir dans une autre famille pour protéger ma réputation.»

«
Les bébés et les jeunes enfants chiliens sont particulièrement appréciés des parents adoptifs en raison de leur peau claire
Collaborateur de l'ambassade de Suisse au Chili au Département fédéral des affaires étrangères, octobre 1989
»

Cette amie de la famille a servi d’intermédiaire entre Clementina Rosa Becerra León et Juan Carlos Muñoz Torres. L'avocat, réputé pour ses contacts dans les hôpitaux et institutions sociales, aurait eu un accès privilégié aux enfants de femmes en détresse. Un ancien employé de son cabinet, souhaitant rester anonyme, en témoigne.

Le «Beobachter» a pu documenter six adoptions dans lesquelles Muñoz Torres jouait un rôle clé, et soupçonne qu’il aurait facilité 32 autres adoptions vers la Suisse et la France.

L'ambassade suisse tempère

En octobre 1989, l’ambassade de Suisse au Chili avait écrit au Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) qu'il remarquait une forte demande d’adoptions d’enfants chiliens par des Européens et des Nord-Américains, «notamment en raison de leur peau claire». L'ambassade avait ajouté que cela suscitait «de temps en temps» des critiques dans la presse chilienne et demandé le point de vue du département.

Dans sa réponse à l'ambassadeur, le DFAE avait appelé à la retenue. Peu après, en 1991, l'ambassade avait informé un couple intéressé qu'il ne pouvait plus transmettre de contacts directs d'avocats intermédiaires. Il avait toutefois transmis une liste publique de contacts correspondants.

Les autorités ferment les yeux

La mère adoptive, Chantal Masson, se souvient avoir dépensé 15'000 francs suisses, une somme considérable à l'époque, pour le vol et l'hôtel. On ne sait pas combien de cette somme est allée à l'avocat car c'était son mari, aujourd'hui décédé, qui s'était chargé de ces affaires.

Selon le DFAE, de nombreux enfants chiliens ont été adoptés en Suisse à l'époque, car on pensait qu'ils auraient de meilleures chances de s'intégrer dans le pays. L'ambassade de Suisse au Chili n'a pas examiné correctement les documents d'entrée des enfants, comme le montre l'exemple d'Angeline Masson. Aucune vérification n'a été effectuée, les autorités se sont contentées des documents chiliens sans les contrôler. Dans le cas d'Angelina Masson, les documents judiciaires contiennent de fausses déclarations.

En janvier 2025, Angeline Masson (à droite) et sa mère biologique Clementina Rosa Becerra León ont enfin pu se serrer dans les bras l'une de l'autre.
Photo: Franziska Frutiger

L'avocat Muñoz Torres en est-il responsable? Le «Beobachter» l'a confronté par écrit. Il ne nie pas avoir organisé des adoptions en Suisse, mais ne prend pas non plus position à ce sujet.

Avec l'aide d'une avocate chilienne, Clementina Rosa Becerra León et sa fille préparent actuellement une action pénale et civile contre les responsables et demandent des dommages et intérêts. Le droit pénal chilien reconnaît le délit de rapt d'enfant, qui n'existe pas en Suisse. Pour ce délit, le délai de prescription commence à partir du moment où l'enfant est retrouvé.

Lorsque Angeline Masson est devenue mère pour la première fois en 2018, elle a commencé à réfléchir à ses origines et à sa mère biologique: «J'avais le sentiment que ma mère biologique ne m'avait pas abandonnée de son plein gré», dit-elle.

Elle retrouve sa mère par miracle

Avec l'aide d'un organisme chilien, elle a retrouvé sa mère biologique, Clementina Rosa Becerra León, et a pu la serrer dans ses bras pour la première fois lors d'une visite en Suisse fin janvier 2025. «J'ai été submergée par mes émotions et par un sentiment d'amour immédiat», dit Angeline Masson.

Mais depuis qu'Angeline Masson connaît la vérité sur ses origines, elle est en proie à une grave dépression. Elle lutte contre les conséquences de son histoire et surmonte son traumatisme grâce à une thérapie. Elle est en arrêt maladie, c'est un processus de longue haleine.

«La Suisse se défile devant ses responsabilités»

«La Suisse doit assumer ses responsabilités», déclare Clementina Rosa Becerra León. «Comment est-il possible que les autorités n'aient jusqu'à présent proposé que peu de soutien aux victimes?», s'indigne-t-elle. «Dès que j'irai mieux, nous engagerons des poursuites judiciaires en Suisse», déclare Angeline Masson. Pour l'instant, elle n'en a pas la force.

«Le Conseil fédéral doit faire en sorte que nous puissions nous voir régulièrement, les vols sont chers», dit Clementina Rosa Becerra León. Lors de son voyage en Suisse, elle était accompagnée de son autre fille, la demi-sœur d'Angeline, qui a également payé le voyage. Début février, elles sont rentrées au Chili. «Je ne sais pas quand et si nous nous reverrons un jour», dit Angeline Masson tristement.

La recherche a été cofinancée par le Reporter:innen-Forum Schweiz.

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