Rolex achète Bucherer
Ce deal bouleverse le secteur de l'horlogerie de luxe

Quelles sont les conséquences du rachat du principal distributeur de montres par le leader du marché horloger suisse? Notre grande analyse.
Publié: 28.08.2023 à 20:38 heures
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Dernière mise à jour: 28.08.2023 à 20:57 heures
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Le patron de Rolex, Jean-Frédéric Dufour, est désormais aussi un grand distributeur de montres.
Photo: Getty Images
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Marcel Speiser

C'était la grande nouvelle dans le secteur de l'horlogerie la semaine dernière: la reprise par Rolex de l'entreprise familiale lucernoise Bucherer, faisant du célèbre groupe horloger genevois l'un des plus grands distributeurs de montres au monde.

Avec le recul, la nomination de Nicolas Brunschwig à la tête du Conseil d'administration de Rolex il y a environ un an était peut-être annonciatrice de ce qui allait suivre. Nicolas Brunschwig est en effet détaillant de formation. Sa famille possède l'entreprise Bongénie, qui vend de la mode haut de gamme dans toute la Suisse. Et à peine Nicolas Brunschwig est-il entré en fonction que la marque horlogère Rolex devient elle aussi un détaillant.

Cette opération modifie fondamentalement le secteur de l'horlogerie de luxe. Et ce, tout au long de la chaîne de création de valeur. A l'avenir, la plus grande marque horlogère suisse, avec un chiffre d'affaires de 9,3 milliards de francs et une part de marché de près de 31%, ainsi que le plus important revendeur Rolex d'Europe et des Etats-Unis seront réunis sous le même toit.

Rolex devient un géant multi-marques

La Rolex Holding à Genève devient un géant multi-marques avec un chiffre d'affaires de plus de 12 milliards de francs. C'est plus que ce que l'ogre du luxe LVMH réalise avec les montres et les bijoux et presque le double du Swatch Group.

Ce qui précède montre la totale pertinence de l'acquisition. Mais que signifie cette opération pour Rolex? Pour Bucherer? Pour d'autres marques horlogères, d'autres détaillants? Et que signifie-t-il pour les clients et les fans de montres? Voici nos réponses à ces questions.

Le patron Jörg Bucherer lors de l'ouverture d'un magasin à Zurich.
Photo: ZVG

Pourquoi Bucherer a-t-elle été vendue?

Jörg Bucherer, le patron de l'entreprise lucernoise du même nom, n'a plus besoin d'argent depuis longtemps. Sa fortune est estimée par le magazine «Bilan» à un peu plus de 2,2 milliards de francs. Mais l'entrepreneur de 87 ans n'a pas d'enfants. Il n'a cessé de souligner que tout était réglé pour sa succession et qu'il ne fallait pas se faire de souci pour l'avenir de Bucherer.

De telles déclarations ont à chaque fois été interprétées comme signifiant qu'il allait transférer son empire commercial dans une fondation qui en poursuivrait la gestion. Tout à fait sur le modèle du fondateur de Rolex Hans Wilsdorf. Jörg Bucherer est d'ailleurs l'un des rares dans la branche à avoir encore collaboré directement avec lui. Hans Wilsdorf a légué Rolex à une fondation d'utilité publique qui veille désormais sur l'entreprise et distribue ses revenus.

Pourquoi Rolex achète-t-elle Bucherer?

Il y a 99 ans, une Rolex a été exposée pour la première fois à la vente dans un magasin Bucherer. Depuis, les deux entreprises fonctionnent dans le cadre d'un partenariat quasi symbiotique. Sans Bucherer, Rolex ne serait pas devenue la marque dominante sur le marché. Et sans Rolex, Bucherer n'aurait jamais atteint la taille que le revendeur a aujourd'hui. Selon les estimations, Bucherer réalise un chiffre d'affaires compris entre 1,8 et 2 milliards de francs.

L'étroit partenariat entre les deux entreprises, qui dure depuis près d'un siècle, a récemment atteint son apogée lorsque Rolex a choisi Bucherer comme partenaire pour son entrée dans le secteur des montres d'occasion.

Mais plus que la tradition, ce sont des intérêts très concrets qui sont en jeu. Le patron de Rolex, Jean-Frédéric Dufour, devait s'assurer à tout prix de pouvoir miser sur une continuité stratégique dans la distribution. Même pour l'après-Jörg Bucherer. En effet, Bucherer vend ses montres dans une bonne centaine de points de vente dans le monde entier. 53 d'entre eux sont des revendeurs Rolex, dont 48 des revendeurs Tudor.

Sans Bucherer, Rolex aurait un problème de distribution aux Etats-Unis et en Europe. Au total, estiment les analystes de Vontobel, Rolex réalise environ 5% de son chiffre d'affaires avec Bucherer. Sans aucun doute davantage en Europe et aux Etats-Unis.

En outre, Jean-Frédéric Dufour devait s'assurer qu'aucun concurrent n'ait la chance d'acheter le réseau de distribution unique de Bucherer. Si LVMH ou Richemont, par exemple, avaient repris les magasins de Bucherer, la distribution aurait été beaucoup plus coûteuse et difficile.

Combien Rolex a-t-elle payé?

Ni Rolex ni Bucherer ne parlent de chiffres. Pour les deux entreprises, l'omerta totale en matière de gestion d'entreprise est la règle. En ce qui concerne le chiffre d'affaires et les bénéfices, il n'existe que des estimations.

Un chiffre circule toutefois dans le secteur: 4 à 5 milliards de francs auraient été versés. Cette somme est tout à fait réaliste. Vontobel estime en effet la valeur de l'entreprise Bucherer à 4 milliards de francs.

Une chose est sûre: Rolex aurait pu payer plus. Comme l'expert de la branche Oliver Müller le calcule ici, Rolex, en tant qu'entreprise qui misait jusqu'à présent à 100% sur le wholesale – c'est-à-dire la distribution par le biais de revendeurs spécialisés comme Bucherer – a «renoncé» à une marge de revendeur de plusieurs milliards. Rien que l'année dernière, Rolex aurait pu réaliser un chiffre d'affaires supplémentaire de 4,6 milliards de francs si l'entreprise avait vendu elle-même toutes ses montres dans ses propres boutiques.

En d'autres termes, Rolex aura récupéré le prix de rachat de Bucherer en quelques années.

Boutique Rolex de Bucherer à Genève: ces enseignes appartiennent désormais à Rolex elle-même. Comme une centaine d'autres boutiques de montres.
Photo: ZVG

Que signifie le rachat de Bucherer pour Rolex?

Rolex opère un virage stratégique à 180 degrés. Jusqu'à présent, l'entreprise ne gérait elle-même qu'une seule boutique de montres: Chrono-Time à Genève. Désormais, l'horloger devient l'un des plus grands distributeurs de montres au monde. D'abord pour ses propres marques Rolex et Tudor. Mais aussi pour des dizaines de marques d'autres entreprises, de LVMH à Swatch Group en passant par Richemont.

Rolex devient un groupe horloger entièrement intégré, qui fabrique la majeure partie de sa production en interne et assure également une part importante de sa distribution. Cela renforce durablement la position unique de l'entreprise dans l'industrie horlogère suisse. Le royaume de la marque est devenu encore plus grand et plus important.

Jusqu'à présent, deux marques horlogères faisaient partie de Rolex Holding: Rolex et Tudor. Désormais, une troisième marque vient s'ajouter: Carl F. Bucherer, qui faisait jusqu'à présent partie de Bucherer. Comparée aux deux marques Rolex, cette dernière est petite (et a récemment dû faire face à des revirements stratégiques et à des changements de chef), mais elle devrait en profiter fortement. Car personne ne vend mieux les montres que Rolex.

Enfin, Rolex est désormais aussi un fabricant et un commerçant de bijoux. En effet, Bucherer ne vend pas seulement des montres, mais aussi de la joaillerie. Et propose sa propre ligne de bijoux sous la marque «Bucherer Fine Jewellry». 

Que signifie le rachat par Rolex pour Bucherer?

Après le rachat par Rolex, l'avenir de l'entreprise devrait être assuré pour l'éternité. Cela permet au management actuel, emmené par Guido Zumbühl, de travailler sur le long terme et de manière durable. Rolex et Bucherer affirment que Bucherer restera une marque de vente au détail. Aucun changement n'est prévu au niveau de la direction. La marque Bucherer sera également maintenue.

Guido Zumbühl peut ainsi compter sur une situation similaire à celle qui prévalait sous l'égide du patron Jörg Bucherer. Celui-ci était certes toujours présent, même à un âge avancé, mais il laissait une importante marge de manoeuvre à son management. «Nous jouissons de beaucoup de liberté, tant que nous ne faisons pas de bêtises», avait déclaré Guido Zumbühl au «Handelblatt». Un emploi dans une entreprise familiale est un privilège, poursuivait-il à l'époque. Les investissements ne doivent pas être immédiatement rentables, on poursuit plutôt une perspective à long terme.

A cet égard, rien ne changera sous l'égide de Rolex. Le groupe n'est certes pas une entreprise familiale, mais il place le long terme au-dessus de tout. Et tant que Guido Zumbühl fera son travail aussi bien que durant la dernière décennie, ses nouveaux patrons Jean-Frédéric Dufour et Nicolas Brunschwig devraient également lui laisser beaucoup de liberté.

Comment les autres marques horlogères vont-elles réagir?

Le fait que Rolex et Bucherer se retrouvent sous le même toit devrait provoquer quelques ondes de choc dans la branche. Certes, Jörg Bucherer affirme dans une lettre adressée à ses «chers partenaires» que rien ne changera pour eux, comme en atteste le courrier transmis à la «Handelszeitung». Rolex aussi, dans un communiqué, se joint à cette mélodie: «Le groupe Rolex est convaincu que cette acquisition est la meilleure solution non seulement pour ses propres marques, mais aussi pour toutes les marques de montres et de bijoux partenaires.»

Une chose est cependant claire: le duo Bucherer/Rolex perdra d'autres marques dans les années à venir. Il est difficile d'imaginer que les marques fortes du Swatch Group, Richemont ou LVMH regarderont la vente de leurs garde-temps remplir les coffres de leur concurrent. Les concurrents de Rolex devraient donc renforcer leur stratégie déjà bien établie de vente dans leurs propres magasins. Et nouer de plus en plus de nouveaux partenariats avec des détaillants.

Il en va autrement pour les marques plus faibles et plus petites que Bucherer distribue: celles-ci feront bonne figure. Et seront condamnées à croire que les affirmations de Rolex et Bucherer de continuer à faire du retail multimarque seront encore valables dans cinq ou dix ans.

Comment les autres détaillants horlogers vont-ils réagir?

Les détaillants Rolex d'Amérique du Sud, du Moyen-Orient ou d'Asie peuvent aisément compter sur le fait que la «collaboration fructueuse entre Rolex et les autres détaillants officiels du réseau de distribution» se poursuivra «sans changement», comme promis dans le communiqué.

En revanche, les revendeurs Rolex en Suisse, en Europe et aux Etats-Unis, là où Bucherer est fort, risquent dès à présent de ne pas dormir sur leurs deux oreilles. Ils vivent du chiffre d'affaires des montres Rolex, réalisent en général 30 à 50% des ventes avec les modèles très convoités de la marque à la couronne. Si à l'avenir ils reçoivent des contingents de montres plus petits que Bucherer – ce qui est tout à fait réaliste –, ils devraient perdre du chiffre d'affaires et des clients. De petites nuances dans l'attribution des montres font déjà une grande différence. D'autant plus que la demande de garde-temps Rolex reste nettement supérieure à l'offre.

Ces revendeurs devront chercher des alternatives à Rolex, qui sont toutefois rares. Des marques de prestige comme Richard Mille ou Audemars Piguet ne vendent pratiquement que dans leurs propres boutiques. Et Patek Philippe veut également réduire son réseau de magasins. De plus, les volumes de toutes ces marques sont bien inférieurs à ceux de Rolex.

Bref, l'accord Bucherer de Rolex représente un grand défi stratégique pour les détaillants tiers.

Rolex Submariner.
Photo: ZVG

Que signifie cet accord pour les clients et les fans de montres?

Pour la première fois, les clients de Rolex peuvent entrer en contact direct avec la marque. En effet, avec Bucherer, Rolex devient une marque «direct-to-consumer».

En outre, les nouveaux clients savent désormais clairement où s'inscrire sur la liste d'attente pour obtenir la Daytona ou la Submariner de leurs rêves: chez Bucherer. En tout cas sur des marchés comme la Suisse, l'Allemagne, la France, la Grande-Bretagne ou les États-Unis, où Bucherer domine. Car où a-t-on le plus de chances d'obtenir la montre de ses rêves? Chez le fabricant lui-même, bien sûr!

Que va-t-il se passer maintenant?

Comme toujours chez Rolex, les choses vont évoluer lentement, progressivement et avec précaution. Il ne faut pas s'attendre à des décisions stratégiques ou personnelles rapides. Rolex va faire approuver le rachat par les autorités de la concurrence des différents marchés concernés. Cela prendra du temps, mais ne devrait poser aucun problème. En effet, il existe suffisamment d'autres marques horlogères et d'autres distributeurs de montres puissants.

Une chose est sûre: en reprenant Bucherer, Rolex s'est offert non seulement de grandes opportunités stratégiques, mais aussi une grande responsabilité. La responsabilité d'être un phare et un avocat pour toute la branche en tant que marque absolument dominante de l'industrie horlogère suisse.

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