Quelque part entre Lausanne et Genève. Samedi 10h, l’un des rares moments de la semaine où l’Intercity n’est pas bondé entre les deux villes lémaniques. En tendant l’oreille, les voyageurs matinaux peuvent bénéficier d’une leçon gratuite de politique de milice. «Vous êtes plutôt école intégrative ou inclusive? Voulons-nous soutenir une catégorie non-binaire?»
Les conversations ne trompent pas le journaliste averti: il s’agit probablement de Verts qui filent vers Genève pour l’assemblée des délégués. La représentation fribourgeoise, plus précisément. Le coprésident du parti cantonal, Julien Vuilleumier, mène les débats: avant d’arriver à Cornavin, il faut se déterminer sur pas moins de 46 amendements en vue de l’«agenda 2023-2027» de la 4e formation du pays.
Les Verts ont, en effet, innové en consultant leur base et en les invitant à formuler des propositions: 1200 en tout, dans ce qui constitue une première suisse. Avec des devoirs à la clé pour les sections cantonales, dont les 6 membres de la délégation fribourgeoise. Ils en rejoindront deux de plus à Genève.
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La démocratie suisse vit bien, en ce 28 janvier: de nombreux rassemblements politiques ont lieu un peu partout à travers le pays, aux différents échelons. Dont deux au niveau national: l’UDC Suisse a choisi Bülach (ZH) et les Verts la cité de Calvin pour lancer leur année électorale, une semaine après le PLR et un mois avant le PS et le Centre.
Balthasar Glättli en chef de file
Il est environ 10h30 et un essaim d'écologistes se regroupe devant la gare Cornavin. Avant de transhumer vers la Maison des Associations, endroit choisi par la délégation genevoise pour accueillir les sections de toute la Suisse. Google Maps à l’appui, c’est le président du parti Balthasar Glättli qui tranche: pas besoin de prendre le tram. Le conseiller national zurichois mène le cortège. Avec son bonnet et son sac à dos, il passe inaperçu — difficile pour les nombreux touristes de passage au bout du Léman de deviner qu’il s’agit d’un politicien suisse de premier plan.
Il faut dire que les Verts ne sont pas (encore?) un parti gouvernemental. Et c’est là l’un des enjeux de cette journée: les déboires d’Alain Berset pourraient-ils profiter aux écologistes pour s’en prendre au siège des «cousins» socialistes? Même off the record, pas la peine d’espérer trouver des interlocuteurs en ce sens: les Verts veulent surtout penser à eux et espérer que la vague soit toujours de leur couleur à l'issue du 22 octobre prochain.
Ils voient grand au niveau politique, un peu moins au niveau logistique: ce samedi matin, les délégués s’entassent dans une salle clairement trop petite. La conseillère aux États Lisa Mazzone, cheffe d’orchestre de cette journée, s’impatiente quelque peu. «Prenez place, dépêchez-vous», invective-t-elle pendant que des tables sont ajoutées à la hâte dans le passage, réduisant l’espace presse à peau de chagrin. De quoi faire fulminer le photographe de l’agence Keystone-ATS.
«L'Union des Carburants»
Lisa Mazzone tente l’humour. «Heureusement, il n’y a plus de gestes barrières contre le Covid à respecter», rigole la vice-présidente du groupe parlementaire des Verts. Son canton, Genève, est le seul canton où le parti compte deux élus à l’Exécutif. Ce qui ne garantit pas une bonne communication interne: Antonio Hodgers et Fabienne Fischer, présents pour accueillir leurs camarades de parti, ne se sont pas consultés sur leur discours et plaident l'un comme l'autre qu'il existe aussi des «Genferei» positives.
Les ministres genevois s’en sortent en improvisant un peu. «La presse alémanique ne retient que ces épisodes, qui feraient de Genève un canton un peu komisch, strano», clame Fabienne Fischer, plus à l’aise en langues étrangères que son collègue de gouvernement. C'est un autre constat de ce samedi: il suffit d'observer l'utilisation très modérée des audioguides — les discours sont traduits en simultané — pour constater ô combien la composante romande du parti est forte, et pas seulement parce que nous sommes à Genève.
Presque pour justifier nos réflexions, Fabienne Fischer poursuit et relève qu’avec 24,6%, son parti est leader à Genève et fait mieux que partout ailleurs dans le pays. «Nous sommes clairement une formation d’exécutif dans un canton absurdement motorisé où l’on parle d’un retour du Salon de l’Auto en 2024», poursuit l’écologiste, qui estime qu’il y a «clairement une place au Conseil fédéral» pour sa formation.
Une ambition qui rejoint celle du président Balthasar Glättli. Il n’y a «pas de meilleur lieu que Genève» pour accueillir cette assemblée, acquiesce le Zurichois. Et tant pis si cela a valu un réveil très matinal à la délégation tessinoise. «Il n’est plus l’heure de crier au feu, il est temps de l’éteindre» annonce le conseiller national pour lancer ce que son parti a déjà baptisé «les élections du climat». L’adversaire? L’UDC, pour Union Des Carburants (fossiles), selon le script du discours distribué à la presse («seule une parole prononcée fait foi», est-il souligné).
Un duplex entre falafels et chou
La matinée est représentative de la mécanique bien huilée entre les partis et les médias: alors que Balthasar Glättli a à peine envoyé sa «punchline», elle se retrouve déjà sur les sites d’actualité, grâce à la dépêche de l’agence ATS-Keystone. Thierry Clémence, correspondant de la RTS à Berne, est le seul autre journaliste à avoir fait le déplacement. «L’année 2023 sera décisive pour les Verts», décortique-t-il en direct dans le «12h45». Il s’en sort très bien, puisque son duplex a lieu à 3 mètres de l’équipe de cuisine qui prépare le repas de midi (végétarien, bien entendu: falafels, riz et salade de chou).
Le constat marche aussi dans l’autre sens: pendant que les discours — un peu lénifiants — s’enchaînent à Genève, la conseillère d’État fribourgeoise Sylvie Bonvin-Sansonnens lit sur son smartphone un article de l'application de «La Liberté». «L'UDC veut combattre la «culture woke» de la gauche rose-verte»: c’est avec ce titre que l’agence ATS-Keystone résume le congrès du parti agrarien, qui se tient en parallèle à Bülach (ZH).
En face de la ministre cantonale, une jeune femme sourit jaune. Elle s'appelle Daphné Roulin et copréside la section Glâne-Veveyse des Verts. La Fribourgeoise de 33 ans, également députée au Grand Conseil, a opéré un virage à 180°: ancienne greffière au Tribunal pénal fédéral, elle a récemment entamé un CFC d’agricultrice.
Si l’écologiste a quitté Bellinzone pour Démoret (VD) et travaille désormais plus de dix heures par jour, c’est (notamment) «pour montrer que l’UDC ne devrait pas avoir l’apanage du vote paysan». Sylvie Bonvin-Sansonnens a, elle, troqué «La Liberté» contre «20 minutes» et questionne ses collègues de tablée sur un article évoquant une «pollution au lisier à Lentigny (FR)». En réalité, il s'agit d'une autre dépêche d'ATS-Keystone qui reprend un communiqué de la police fribourgeoise.
«Tous à Strasbourg!»
Sur scène, c’est l’heure de gloire des Aîné-e-s pour le climat. «Nous vous invitons à la Cour européenne des droits de l’homme, clame une oratrice d'âge mûr. Depuis 2016, nous menons une action judiciaire contre l’État, une première en Suisse!». En somme, les Seniors écologistes reprochent aux autorités et aux tribunaux helvétiques de ne pas en faire assez contre le réchauffement climatique. «Le cas sera traité par une grande chambre à 17 juges. La Suisse aura cinq avocats, et nous aussi. Dont Raphaël Mahaim, candidat vert aux Conseil des États pour le canton de Vaud!»
Pendant que le directoire du parti rappelle à «toutes celles et ceux qui le peuvent» que des trains mènent à Strasbourg et que l’audience sera publique, le 29 mars, Daphné Roulin utilise son expertise pour expliquer les subtilités juridiques du cas à ses voisins de table, dont Ralph Alexander Schmid, ancien candidat des Vert'libéraux au Conseil des États dont le transfert chez les Verts a fait beaucoup jaser à Fribourg.
Les estomacs ont beau se creuser, pas de répit: il faut encore prendre position sur le référendum UDC sur le contre-projet à l’initiative sur les glaciers. Si le vote ne fait aucun doute («celui qui est contre, il peut sortir de la salle en rampant», rigole un membre de la délégation fribourgeoise), il donne tout de même lieu à une question dans l’assemblée. «Après l’échec de la loi sur le CO2, qu’est-ce qui vous fait croire que ça va fonctionner cette fois?», demande une déléguée. «L’UDC est beaucoup plus isolée, c’est un texte qui a prévu un budget pour les ménages et pour la population», justifie-t-on du côté des chefs de file à Berne.
Communication omniprésente
Un argumentaire qui semble convaincre: c’est «à l’unanimité plus un» que la position du parti est adoptée, relève Lisa Mazzone. L'exiguïté de la salle a en effet donné du fil à retordre aux scrutateurs. «Il faut tout de même compter, c’est statutaire», justifie la maîtresse de cérémonie. Et c’est très bienvenu pour la communication: il y a presque autant de smartphones que de bulletins de vote dans les airs.
L’ex-conseillère nationale Isabelle Moret expliquait cette semaine que la communication représentait «50% de son travail à Berne». Et l’assemblée des délégués des Verts est révélatrice en ce sens: la pause de midi sert autant à se restaurer qu’à enchaîner les selfies devant un panneau prévu à cet effet, avec différents messages politiques. La formation aux 13,2% lors des élections fédérales en 2019 brille dans ce domaine. «Il faut que l'on poste avant l'UDC», explique François Yerly-Brault, secrétaire général.
Que de la communication? Pas forcément. Les passionnés de politique politicienne en auront tout de même pour leur argent, avec le lancement de l’initiative sur l’Europe et surtout les 46 amendements à l’imposant Agenda 2023-2027 du parti (36 pages!), né des 1200 propositions. La délégation fribourgeoise craint de devoir prolonger son séjour genevois, mais c'était compter sans le «bulldozer» Lisa Mazzone: visiblement pressée, la sénatrice élue à 31 ans à Berne presse le pas. «C’est bien que cela aille vite. Parfois, des membres de sections font des propositions sans même consulter leur directoire local», souffle un membre de la délégation fribourgeoise.
De nombreux amendements sont également retirés grâce à une conciliation au préalable avec la direction du parti. Pendant que l’assemblée accepte de poser des panneaux solaires sur les autoroutes «en attendant que les autoroutes soient démantelées», un passage aux toilettes non genrées permet de constater que même des délégués et élus du parti sont un peu pris au dépourvu par cette nouveauté plus égalitaire.
«Les Verts, autoriser les livraisons d'armes?»
Les Verts, une formation politique ou tout le monde est d'accord? L’ultime amendement aura le don de prouver le contraire. Son auteur: la délégation suisse auprès des Verts européens, qui voudrait adoucir l’opposition écologiste à l’exportation d’armes. Ainsi, le parti ne serait plus qu’«en principe» en désaccord. Une feinte pour offrir davantage de manœuvre dans le dossier ukrainien. «Il s’agit d’être pragmatique: comment voulons-nous que cette guerre se termine?», ose Regula Rytz, ancienne présidente du parti.
L’ambiance monte de plusieurs crans lorsqu’Aline Trede, cheffe de groupe à Berne, prend la parole. «Si je suis dans cette salle aujourd’hui, c’est parce qu’il y a 25 ans, j’ai décidé de m’engager pour un monde en paix. Et aujourd’hui, chez les Verts, on parle d’autoriser des exportations d’armes?», tonne la Bernoise de 39 ans, visiblement affectée.
Sa collègue du Conseil national, Sibel Arslan, en rajoute une couche. Les larmes aux yeux, elle demande ce qu’elle doit répondre aux Kurdes qui l’interpellent sur le fait que la Suisse est restée neutre dans le conflit qui affecte toujours sa patrie d’origine. «Les pontes du parti qui s’écharpent, c’est rare, vous avez bien fait de rester», souffle un délégué vert. En effet: le dénouement de cette histoire est à lire dans cet article de Blick.
C’est donc avec un attachement renforcé à la neutralité suisse, mais surtout d'immenses ambitions que les Verts bouclent leur escapade genevoise: ils veulent devenir la 3e formation politique du pays, derrière l’UDC et le PS mais surtout devant le PLR. «Let's win this together», a harangué Balthasar Glättli, en anglais dans le texte. Dans une interview accordée à Blick, le Zurichois a dit ne pas craindre les sondages qui donnent son parti en recul potentiel.
Quatre ans après 2019, où la formation a gagné plus de 6 points de pourcentage pour bondir à 13,2%, les Verts veulent une nouvelle fois de capitaliser sur leur grand thème, le climat, première préoccupation des Suisses. Ce serait la manière la plus simple pour leur président de ne pas avoir à répondre à la question que tout le monde se posera au moins jusqu'au 23 octobre prochain: oseront-ils s'attaquer au PS?