La vie parmi les mots a l’air de rendre heureux. Look de corsaire et humeur enjouée (plein d’acouet, donc), Mathieu Avanzi, professeur de dialectologie à l’Université de Neuchâtel et ex-maître de conférences à Paris-Sorbonne de son état, est devenu le héraut du parler romand, dont il dévoile les richesses sans l’ombre d’un clopet.
Des termes bien de chez nous comme peuf ou petchi, ce linguiste les prononce avec un enthousiasme proche de celui du paléontologue quand il contemple un os de mammouth. Son application Dis voir!, aussi ludique que prospective, est un énorme succès, tout comme le Parlomètre romand, lancé en association avec la RTS.
Il tient des chroniques dans les journaux (notamment dans le magazine CôtéNature), donne des conférences, aime les almanachs et les bons mots. Se dit d’autant plus consterné quand il observe Trump oser interdire certains termes, alors que lui-même passe son temps à les redécouvrir et à les magnifier.
«Mon Dieu, quel accent!»
Sa passion vient d’un étonnement d’enfance. Lui qui vient de la région de la Maurienne, pas loin de Chambéry, fut proprement épaté quand il constata que ses cousins, à quelques centaines de kilomètres, ne parlaient pas comme lui. Pire: alors qu’on l’avait envoyé en colonie dans le sud-ouest de la France avec des gosses venus d’un peu partout, il a constaté que personne n’utilisait le même mot pour décrire un vulgaire crayon de papier.
Plus tard, à l’université, un cours décisif sur les variations régionales l’a captivé. Il a aimé apprendre la courbe de la dialectologie, représenter des mots sur des cartes géographiques et tracer de surprenantes frontières verbales. Ensuite, en 2011, sa thèse a tourné autour des intonations. Comment reconnaître les inflexions de la voix, comment repérer les accents toniques au sein des mots? Pourquoi une syllabe est-elle accentuée, ou non?
Il se rappelle comme hier son arrivée à Neuchâtel, où il a vécu de 2004 à 2013, avant d’y revenir en 2022. «Pour moi, la Suisse s’arrêtait à Genève. Alors, avec mes parents, quand on a entendu les Neuchâtelois, on s’est d’abord dit: «Mon Dieu, quel accent!» Mon père a expliqué qu’il s’agissait de l’influence de l’allemand. Alors que pas du tout, il n’y a jamais eu de substrat germanique ici.» Cornet, chiclette, bordu, raisinet: tous les jours de cette époque-là, amusé autant qu’émerveillé, il récolte un nouveau mot.
«Je vais en ça à Martigny»
La lenteur, l’accent? Pour lui, la Suisse romande, comme la Belgique ou le Québec, possède un système médiatique et éducatif qui rend possible l’existence d’une variété de langages qui ne suit pas exactement les règles ou la vitesse du français de Paris. Il aime cette forme de décalage, qu’il chiffre à environ cinquante ans: «Quand on entend un enregistrement français de 1930, soit les premiers magnétophones, on entend aussi ces syllabes allongées.»
Surtout, à travers ses activités, il se rend compte presque chaque jour du bonheur des Romands devant leurs mots bien à eux. Il cite une récente conférence avec des Jurassiens, où l’on a disserté avec ardeur de l’origine du mot totché. Ou il revient tout juste d’Isérables (VS), où il a enquêté: «Autrefois les gens avaient honte de leur patois. C’était connoté paysan, comme si on ne savait pas parler. Aujourd’hui, c’est très revendiqué. Des jeunes valaisans vont rechercher ces mots. Ils adorent dire: «Je vais en ça à Martigny!» On en est fier, jusqu’à l’afficher sur son smartphone. Ce particularisme longtemps méprisé, on va en faire une force.»
Tout bien réfléchi, il trouve les Français beaucoup plus moqueurs que les Suisses. «Se moquer, c’est un truc très français. Alors que je relève la tolérance des Suisses entre eux. Les Vaudois sourient certes des Fribourgeois, qui font pareil avec les Valaisans, mais c’est toujours très sympa.» Il trouve fascinant de prendre le train de Genève à Zurich et d’entendre peu à peu le paysage sonore changer au fil du trajet.
Fierté de l’identité
En se penchant sur ces questions, il a ravivé tout un passé. Le buzz a commencé avec l’émergence des réseaux sociaux, dans les années 2005, et la création de sites sur ces thèmes. Puis l’idée du Parlomètre, par exemple, a déclenché plus de 200 000 clics. «Les gens deviennent fous avec ces questions de langage et d’identité. En voyant que des chercheurs les traitent, une certaine fierté apparaît. Le commentaire qui ressort le plus souvent, c’est: «Tu vois, ce mot existe!»
Ainsi, dans un moment où à peu près toutes les villes se ressemblent, qu’on ignore si on se trouve à Genève, à Pékin ou à Barcelone, il associe ce succès à une forme de contrecoup qui voit les jeunes et les moins jeunes revenir au local, aux bals, aux lotos.
Reste l’indifférence française, ou frouze, le mot le fait rire. Elle va assez loin, il le regrette. Dans le révéré dictionnaire de l’Académie française, il n’a compté que 19 mots romands. «C’est incroyable. Le Robert a certes fait entrer chiclette ou papier ménage. Cette année, je crois qu’ils vont enfin admettre carac, le truc suisse par excellence. Et comme c’est à notre centre de dialectologie qu’on demande des mots, nous avons proposé le linge et le sagex...» Aux académiciens d’arrêter de foutimasser.
10 mots ou expressions bien de chez nous
Vous vous baignez en costume de bain ou vous téléphonez avec votre Natel dans la peuf en mâchant une chiclette? Alors vous utilisez des mots délicieusement suisses, aux histoires cependant fort diverses. Mathieu Avanzi les explique.
Costume de bain: «Il me fascine, ce mot. Si tu dis cela à Paris, on te rit au nez. Il renvoie au début du XXe siècle, quand la pudeur faisait qu’on ne se mettait pas à moitié nu pour se baigner: on enfilait un costume. On ne se baignait pas entre hommes et femmes; à Neuchâtel, le bain des dames était un endroit caché, hors de la ville. Le vêtement a changé, il est devenu maillot de bain. Le costume de bain est en train de disparaître. La génération des actuels quadragénaires sera la dernière à l’utiliser.»
Frouzes ou Frouziens: «Les Français. J’en suis un et ce mot me fait rire. Le suffixe -ouze est toujours péjoratif, comme dans barbouzes. Frouze est un mot des années 1970. C’est de l’argot pur, qui montre la vitalité d’une langue. Les Belges ou les Africains ont aussi ce genre de mots. En Nouvelle-Calédonie, on surnomme les Français du continent les oreilles. En Savoie, on appelle les Parisiens les monchus...»
Natel: «A l’origine, c’est le germanisme Nationales-Autotelefonnetz, des dispositifs de téléphone dans les voitures, lancés par les PTT en 1978. Même si Swisscom a déposé la marque en 1998, le Natel est resté dans le langage courant pour téléphone mobile. En France, on dit un portable, mot utilisé en Suisse pour un ordi. Le mot Natel se perd, sans l’opposition entre téléphones portables et téléphones fixes, qui disparaissent.»
Peuf: «Dans les cantons de Vaud, du Jura et de Neuchâtel, c’est le brouillard. Mais en Valais et en Savoie, c’est la neige poudreuse. Le mot vient du latin pulvis (poussière). En patois, il a donné pouve, pouf, peuf. Au final, il sépare la Romandie en deux. L’emploi métaphorique du mot poussière, comme on dit en linguistique, n’est pas le même. Dans le passage du patois au français, le mot va toujours changer de sens. Intéressant!»
Petchi: «Il vient d’onomatopées, patch ou pat, le bruit d’une botte marchant dans une flaque. On trouve ce son dans la papètche ou papotche (Vaud, Fribourg). En Valais ou en Savoie avec patchoque ou patchaque. Etymologiquement, c’est proche du papet vaudois et de la papette, soit la neige fondue à Genève. Le petchi est comme pécloter, mots si répandus qu’ils auraient leur place dans un dictionnaire de français.»
Pive: «C’est la pomme de pin. Un nom totalement inconnu en France. Le mot vient du latin pipa, qui veut dire sifflet, à cause de la forme de la pomme de pin. Il est tellement présent qu’il a contaminé les patois valaisans, où l’on disait plutôt baroule, ou barolin, ou vatseul, le nom d’une petite vache. Etre une pive, soit une personne incompétente, c’est aussi ainsi que les gens du Doubs appelaient les Français partis dans le Jura suisse. Et ce n’était pas très gentil...»
Cotter: «C’est très vaudois, pour dire fermer, verrouiller. Jadis, on bloquait sa porte avec une cotte, qu’on glissait au-dessous. En ancien français, on disait aussi barrer une porte, parce qu’on plaçait une espèce de barre derrière les portes des châteaux. Pour dire la même chose, ticler est un autre mot qu’on utilise en Suisse romande. Soit un verbe formé à partir du nom d’un élément d’un système de fermeture de porte, le loquet.»
Oser: «Voilà un germanisme dont on est certain: c’est le dürfen alémanique. Il est beaucoup employé dans l’Arc jurassien, pas du tout en Valais. Il va avec la politesse suisse, où les gens sont respectueux les uns des autres. Dans un train, un Jurassien ou un Neuchâtelois va dire: «J’ose m’asseoir?» C’est plus chelou dans le cas d’objets inanimés. J’ai vu un jour dans une bibliothèque «Les dictionnaires n’osent pas être empruntés»...
Chiclette: «La très ancienne marque de chewing-gum américaine Chiclets a donné son nom à cette «gomme à mâcher aromatisée», comme la nomme le Robert, qui l’a admise en 2024. Le mot chiclette n’a pas pris en France, au contraire de la Belgique. La Suisse a aussi ses propres marques devenues autant de noms communs. La Stewi, le Tipp-Ex, le Sagex, les Q-tips, la Raclonette. Et cette célèbre barrette dans les cheveux: le Sixtus!»
Il veut pleuvoir: «En ancien français, on pouvait former le futur avec les verbes aller ou vouloir. Cela amène pas mal de contextes ambigus, comme la confusion entre l’avenir et le désir, du style: «Attention à la gouille, tu veux t’encoubler...» L’emploi de vouloir est resté fort dans le Jura: «on veut manger» veut dire qu’on va bientôt manger. Rien d’alémanique, c’est un vieux phénomène du français qui est resté.»
Cet article a été publié initialement dans le n°12 de L'illustré, paru en kiosque le 20 mars 2025.
Cet article a été publié initialement dans le n°12 de L'illustré, paru en kiosque le 20 mars 2025.