Journée sombre pour la Suisse humanitaire. C’est pour une suspension définitive et immédiate de l’aide à l’UNRWA que s’est prononcée la Commission de politique étrangère du Conseil des Etats ce mardi. L’agence onusienne d’aide aux réfugiés palestiniens assure aujourd’hui 70% de l’aide humanitaire à Gaza.
Au Parlement, la décision finale tombera le 18 mars, quand la motion sera soumise à la plénière du Conseil des Etats. Mais le signal donné par la Suisse est celui d'un désengagement des questions humanitaires, en particulier du côté alémanique et des partis bourgeois.
Motion «Zuberbüler»
«C’est l’image de la Suisse qui en prend un coup», commente le député Carlo Sommaruga du Parti socialiste (PS), soutien de longue date à la cause palestinienne. «En plein drame humanitaire, la Suisse veut couper les vivres à l’organisation onusienne, qui est la plus représentée sur les territoires palestiniens, et la plus fortement implantée sur place pour amener des services à la population.»
La motion «Zuberbüler», du nom de l’UDC argovien qui l’a déposée, a recueilli 6 votes contre 6, le président Marco Chiesa (UDC) ayant fait pencher la balance. Ses partisans estiment que la Suisse ne doit pas soutenir une organisation «potentiellement liée au terrorisme.»
«Les accusations de liens entre une douzaine de collaborateurs et le Hamas n’ont pas été formellement prouvées juridiquement, souligne Stephan Stadler, président de Swiss Humanity, une association créée en avril dernier pour défendre les Conventions de Genève. Il déplore ce vote du Parlement. En l’absence de preuves, on ne peut pas condamner toute une organisation de 30'000 personnes. Couper les subsides revient à soutenir la politique d’Israël.»
Dans la lignée des Etats-Unis
«Je ne suis pas surpris de ce vote», réagit Riccardo Bocco, professeur émérite à l’Institut des Hautes Etudes Internationales de Genève. «L’influence israélienne sur nos parlementaires, qui colporte la propagande israélienne, a gagné.» Riccardo Bocco avait déjà traité cette question dans les colonnes du Temps, où il posait la question de l’influence externe. Un groupe de 36 parlementaires majoritairement issus du PLR et de l’UDC font partie de l’association Suisse-Israël, rappelle ce défenseur des droits des Palestiniens.
Si le vote se confirmait, la Suisse rejoindrait la position dure des Etats-Unis. L'administration Trump avait retiré le financement américain à l’UNRWA en septembre 2018 déjà. Sous le premier mandat du républicain s'étaient enchaînées les décisions de suspendre 350 millions de dollars d’aide directe à l’UNRWA, 200 millions d’aide bilatérale aux Palestiniens, et de déplacer l’ambassade américaine de Tel Aviv à Jérusalem.
Le droit au retour, cible des pro-israéliens
Pour Carlo Sommaruga, le droit au retour des réfugiés palestiniens, que défend l’UNRWA, en fait une cible. «Ce droit relève des résolutions des Nations Unies, mais le fait que l’UNRWA porte ce message dérange ses opposants, qui prétendent que ce droit n’existe pas.»
Historiquement opposé à l’UNRWA, Israël conteste le droit au retour des Palestiniens et la transmission du statut de réfugié d’une génération à l’autre. Son parlement a voté, fin 2024, l’interdiction de l’UNRWA sur le territoire israélien, en violation de la Charte des Nations unies et du droit international.
Le conseiller fédéral Ignazio Cassis s’est aussi exprimé par le passé contre le droit au retour des réfugiés palestiniens. Vice-président du groupe d’amitié Suisse-Israël au sein du Parlement (2011-2017) avant son élection, il a contesté le rôle de l’UNRWA dès son arrivée au Conseil fédéral.
Cassis et la ligne anti-UNRWA
Six mois après son élection, en mai 2018, le ministre PLR déclarait que l’agence était un «obstacle à la paix au Moyen-Orient car elle empêche activement l’intégration des réfugiés palestiniens dans leurs pays d’accueil». Pour le Tessinois, le maintien de camps de réfugiés, en particulier en Jordanie et au Liban, entretenait «un rêve irréaliste de retour sur les territoires palestiniens.»
Il ajoutait que le financement de l’UNRWA par la communauté internationale «contribuait à maintenir les revendications du droit au retour des Palestiniens et faisait donc vivre le conflit.» Il proposait déjà de réorienter les financements non plus vers l’UNRWA, mais vers les pays hôtes des réfugiés palestiniens, comme la Jordanie ou le Liban, afin de les encourager à absorber définitivement les réfugiés.
Depuis son deuxième mandat, Donald Trump, dans une vision encore plus contestée, a insisté après la destruction de Gaza sur l'idée de voir des pays hôtes de la région accueillir cette population, cette fois dans sa totalité, ce qui la priverait définitivement de ses territoires.
Une motion de compromis
En Suisse, il reste un faible espoir pour les partisans de l’UNRWA, porté par une deuxième motion, également acceptée mardi par la Commission. Celle-ci, portée sur le compromis, propose une aide conditionnelle. D’une part, l’UNRWA devrait être transformée, ou absorbée par une autre organisation, ou remplacée. D’autre part, l’UNRWA pourrait continuer à être financée jusqu’à sa substitution, mais les commissions de politique extérieure seraient consultées sur chaque versement.
Le sort des deux motions sera donc scellé le 18 mars. Si la motion Zuberbühler passe, elle entrera en vigueur avec effet immédiat, et le Conseil fédéral devra s’y plier. Si la deuxième motion sur l’aide conditionnelle passe, elle devra encore recevoir l’aval du Conseil national, car elle a subi des modifications. «Cette motion aura la vie dure», note Carlo Sommaruga. «Il faut espérer qu’elle survive à la navette parlementaire.» Scénario à ne pas exclure: «Nous pourrions nous retrouver avec deux motions contradictoires. Dans ce cas, le conseiller fédéral Ignazio Cassis tranchera.»
Divorce suisse avec l’humanitaire
«La tradition en Suisse a toujours été ouverte à l’aide humanitaire, c’est même ici que l’humanitaire a été inventé», rappelle Riccardo Bocco. «Dans les années 2000, la Suisse avait réuni à Genève une assemblée de donateurs de l’UNRWA. Mais cette ère semble révolue.»
«Le respect du droit humanitaire, c'est l'un des éléments les plus importants de la politique extérieure de la Suisse, ajoute Stephan Stadler. «Or la situation humanitaire est inadmissible à Gaza et en Cisjordanie.» Pour le président de Swiss Humanity il reste malgré tout une lueur d’espoir que la motion UDC échoue aux Etats, car le vote était serré.
La position de la Suisse tranche avec celle de l’Union européenne, qui continue de soutenir l’UNRWA. Au niveau des pays individuels, les Pays-Bas ont suspendu leur aide à l’agence, la Suède l’a réduite, mais a doublé son aide directe aux Palestiniens (hors UNRWA), tandis que le Danemark, l’Irlande et l’Espagne ont augmenté leurs apports à l’agence. La France, l’Allemagne et l’Angleterre ont reconduit leur soutien.