Aux urgences, y compris en Suisse, les personnes noires et les femmes sont moins bien prises en charge que les personnes blanches et les hommes, a confirmé une étude française, publiée fin novembre et médiatisée ce début d'année. À l'aide d'exemples et en s'appuyant sur différentes enquêtes scientifiques, Patrick Bodenmann, professeur de médecine à l'Université de Lausanne et spécialiste du racisme dans les soins, brosse par ailleurs un portrait dérangeant des systèmes de santé occidentaux.
Chef du département vulnérabilités et médecine sociale à Unisanté, il explique notamment le phénomène par les préjugés qui habitent le personnel soignant. Mais aussi par le racisme structurel qui gangrène la Suisse. Quel est l'ampleur du phénomène? Que faire pour endiguer cette dynamique? Et où est-ce que ça coince? Interview.
Quelle est la pire situation de racisme dans les soins dont vous avez été témoin ou qu'on vous a rapportée?
J'ai une situation bien en tête. Celle d'un collègue, il y a quelques années. Il était chef de clinique, avait des origines africaines et la peau noire. Pour lui, ce n'était pas toujours simple d'aller chercher sa patientèle en salle d'attente parce qu'il arrivait que celle-ci mette en doute ses propos lorsqu'il disait: «Je suis votre médecin». Il disait aussi qu'il ne pouvait pas avoir un bureau au fond d'un couloir parce que des personnes âgées avaient peur d'y être emmenées par ce grand médecin noir. Ça semble anodin, mais ça n'est pas banal du tout.
Et de la part d'un ou d'une patiente?
Ce lundi 18 mars, dans le cadre de la semaine contre le racisme à l'Hôtel de Ville à Lausanne, il y avait une patiente mexicaine avec une fibromyalgie. Elle a raconté qu'en Suisse, un soignant lui a demandé de rentrer chez elle.
Le racisme dans les soins existe en Suisse, c'est indéniable. Tant envers le personnel que la patientèle. Mais en quelles proportions?
On a d'abord des données sociétales, notamment issues de l'Office fédéral de la statistique: en 2022 pour les actes discriminatoires connus, un petit peu plus de la moitié venaient du milieu professionnel, dont 10% dans le système de santé. La même année, l'ONU publiait un rapport assez critique vis-à-vis de la Suisse, où était souligné le problème du racisme structurel, dans lequel le système de soin est forcément inclus. Racisme structurel qui avait aussi été démontré par 304 études collectées par le Forum d'études des populations et des courants migratoires de Neuchâtel, toujours en 2022.
Que disent les études portant précisément sur le racisme dans les soins?
Il y a d'abord des données qui ne sont pas suisses, mais qui sont importantes parce qu'on peut les transposer à la Suisse. Aux États-Unis, on a vu que la prévalence de certaines pathologies est beaucoup plus forte dans les groupes minoritaires racisés, tels que les maladies cardiaques, telles que les maladies oncologiques, certaines maladies infectieuses comme le VIH. Leurs conditions de vie dans nos sociétés en sont en partie responsables. Puis, on sait qu'obtenir une greffe d'un rein est plus difficile lorsqu'on est une personne afro-américaine ou latino-américaine.
Aux urgences, y compris en Suisse, la prise en charge est moins bonne pour les personnes racisées que les personnes blanches...
Une étude publiée fin 2023 s'est intéressée aux urgentistes de quatre pays: la France, la Belgique, le Québec au Canada et la Suisse, pour la première fois. On a présenté au 1563 répondantes et répondants huit typologies de patientes et de patients ayant toujours le même problème de douleur thoracique.
Qu'en est-il ressorti?
Ce qui est ressorti, c'est que les femmes sont moins bien soignées que les hommes. Même cas de figure pour les personnes noires par rapport aux personnes blanches. Les femmes noires sont les moins bien soignées. Cette étude confirme les données d'une enquête très médiatisée menée aux États-Unis en 2007 sur le traitement des douleurs thoraciques.
Comment expliquer cette moins bonne prise en charge? Est-ce que les personnes racisées sont moins crues? Est-ce qu'on les considère à tort comme plus ou moins résistantes à la douleur?
Derrière cela, il y a les a priori inconscients, qui commencent par une catégorisation, un stéréotype. Par exemple, la prise en charge de la douleur chez la patientèle racisée est assez problématique. Parce que le préjugé est qu'elle exagère toujours un peu le symptôme et la douleur, que ces gens en demandent toujours beaucoup, qu'ils ne sont pas très ponctuels et puis qu'ils abusent de médicaments, dont, pour les États-Unis, d'opioïdes. La prescription en est affectée: c'est l'acte discriminatoire. Au final, le service est de mauvaise qualité parce qu'il est basé sur cette cascade des a priori inconscients, qui vont du stéréotype au préjugé, avant de déclencher une discrimination.
Vous avez d'autres exemples?
Dans le cadre de la grossesse, on a le préjugé qu'une femme venant de tel groupe préfère forcément la césarienne. Alors que c'est un choix très personnel qui n'a très probablement absolument rien à voir avec l'origine.
Dans mon entourage, des femmes racisées me disent qu'il est problématique que les jeunes médecins apprennent sur des corps blancs. Parce que dans certaines situations, une femme noire doit être prise en charge de manière différente d'une femme blanche. C'est vrai?
Oui, cela a du sens dans certains domaines, comme la dermatologie. Le tableau clinique d'une même maladie sur une peau blanche, sur une peau brune, sur une peau noire, n'est pas vraiment le même. Donc, ce n'est pas simple si on n'a jamais vu, dans le cadre de nos cours, un peu plus de diversité dans les photos qui nous ont été montrées, par exemple. Autre point: certaines molécules pour l'hypertension artérielle chez les personnes venant du continent africain fonctionnent moins bien que chez des personnes blanches. Il faut juste le savoir pour commencer avec le bon médicament pour traiter l'hypertension artérielle. Ce n'est pas pour autant qu'on peut faire de grandes catégories ethniques, évidemment.
Que pourrait-on faire de plus pour lutter contre le racisme dans le système de santé?
Il faut d'abord se rendre compte que le problème ne vient pas juste du fait d'être Noir ou pas Noir. C'est souvent le fait d'être, par exemple, une femme noire, au bas de l'échelle sociale. Plusieurs facteurs jouent un rôle: on parle d'intersectionnalité. Maintenant, je dirais qu'on peut agir à trois niveaux.
Allez-y.
Premièrement, les individus qui forment le système de soins doivent faire un exercice d'introspection: l'Université d'Harvard a par exemple développé un test pour mesurer nos propres préjugés. Ensuite, il y a la formation (ndlr: Patrick Bodenmann donne un cours sur le racisme dans les soins à l'UNIL). Au sein des institutions, on peut mettre en place des chartes. L'OFSP (ndlr: Office fédéral de la santé publique) pourrait intégrer la notion d'ethnie dans ses indicateurs d'équité des soins. Et tout ceci doit se faire dans le cadre d'une lutte contre le racisme systémique, pour laquelle il faut plus de moyens, notamment pour les centres cantonaux d'écoute et de conseil contre le racisme.
Où est-ce que ça coince?
Je pense que face à l'absence de multiples données, on a pris du retard par rapport à des pays comme les États-Unis ou l'Angleterre. On peut se cacher derrière l'idée qu'on n'a pas la même histoire que les États-Unis par rapport aux injustices, aux atrocités commises. Mais la Suisse a une histoire avec les colonies, elle a aussi profité de cette période d'esclavage, quand bien même de manière plus indirecte. Quoi qu'il en soit, vu les constats que nous faisons dans le monde clinique, les témoignages et les premiers résultats d'un certain nombre de recherches au niveau suisse, nous devons adresser les discriminations qui en découlent.
«Discriminations dans les soins», table ronde organisée par la Ville de Genève et animée par le journaliste de Blick Amit Juillard. Jeudi 21 mars de 19h à 21h, auditoire de la pédiatrie, Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), Avenue de la Roseraie 45, 1205 Genève. Sur inscription.
Avec la participation de Patrick Bodenmann, chef du département vulnérabilités et médecine sociale, Unisanté Lausanne, de Myriam Dergham, interne en médecine générale, faculté de médecine Jacques Lisfranc à Saint-Etienne (F), et de Ehsaan GHANNOO, infirmier spécialisé diversités LGBTIQ+, directions des soins des HUG.