La montée de l'extrême droite n'est pas un fléau qui touche uniquement l'Allemagne ou la France. En Suisse aussi, le mouvement est installé. Pour Blick, un historien spécialiste de l'extrémisme de droite revient sur la définition de ce courant politique et sur son ascendance actuelle en Europe et en Suisse. Interview.
Damir Skenderovic, un tribunal argovien a récemment décidé que le conseiller national UDC Andreas Glarner pouvait être qualifié d'extrême droite. Est-ce que c'était déjà arrivé?
Pas avec ce terme, mais dans les années 80, le Tribunal fédéral a décidé qu'un journaliste pouvait qualifier le microparti Action nationale de «racisme nazi». A l'époque, il était fréquent que les partis et les médias se livrent à des incitations ouvertement racistes contre les personnes en fuite et les demandeurs d'asile. L'Action nationale en était le fer de lance.
Que signifie l'arrêt Glarner?
Un débat a actuellement lieu autour de l'extrême droite. Que signifie ce courant, et comment l'aborder? Dans la recherche, la définition de l'extrême droite et des contre-mesures à prendre sont étudiées depuis longtemps. Mais la société doit aussi les intégrer.
Une définition claire de ce mouvement manque en Suisse. Quand peut-on qualifier quelqu'un d'extrême droite?
La définition minimale comprend l'idéologie selon laquelle les êtres humains sont inégaux pour des raisons biologiques et naturelles. Cette conception de l'inégalité permet aux extrêmes droite de légitimer leurs actes d'exclusion et de discrimination.
Tout le monde a-t-il la même définition de la chose?
En Suisse romande, on considère l'extrême droite différemment qu'en Suisse alémanique. Dans les médias romands, vous trouverez régulièrement des articles qualifiant l'Union démocratique du centre (UDC) d'«extrême droite». La Suisse romande s'inspire de la France, là où la définition du courant est plus large.
Et la Suisse alémanique s'insipire de l'Allemagne?
Oui. Dès 1945, l'Allemagne a considéré qu'il était fondamental de protéger la Constitution et de défendre la nouvelle démocratie. En d'autres termes, tout ce qui était anti-démocratique était considérée comme de l'extrême droite – qu'il fallait combattre. Cette conception aussi étroite de l'extrême droite se retrouve en Suisse alémanique.
En Allemagne, des foules descendent dans la rue pour lutter contre l'extrême droite depuis des semaines. Ici, c'est le calme plat. Les Suisses n'ont visiblement pas de problème avec ce courant politique.
En Suisse, une scène d'extrême droite bien établie est active. Elle a évolué au fil du temps, et se présente différemment de celle des années 1980: elle ne met pas le feu aux foyers d'asile et ne se fait plus remarquer par ses bottes à talon et ses bagarres. C'est la raison pour laquelle elle n'a pas l'air si dangereuse. Mais les autorités la sous-estiment. Son idéologie est restée la même: racisme, antisémitisme, nationalisme, xénophobie la composent.
En 2022, le groupuscule d'extrême droite Junge Tat a perturbé une manifestation de drag queens à Zurich. En quoi cet incident est-il caractéristique des groupes d'extrême droite d'aujourd'hui?
Ils apparaissent à nouveau plus nombreux et plus sûrs d'eux en public. Ils veulent se donner une image moderne et sérieuse en s'habillant de manière soignée et en utilisant un langage choisi. Sur certains thèmes, comme le genre, ils sautent dans un wagon qui a déjà été mis en route par la politique et les médias. En même temps, ils utilisent intensivement les réseaux sociaux.
Qu'est-ce que ces plateformes leur apporte?
Ils y montrent leurs actions provocatrices, mises en scène de manière spectaculaire et destinées à interpeller les jeunes par leur esthétique visuelle. Je pense notamment aux actions sur une haute grue à Zurich ou sur le toit de la gare de Bâle, où les Junge Tat avaient hissé des banderoles avec des messages politiques. L'objectif est également d'attirer l'attention des médias.
Revenons un peu en arrière. Y a-t-il déjà eu un pic d'extrême droite en Suisse?
Pendant l'entre-deux-guerres et la guerre, il y a eu une période de fascisme en Suisse.
Avec les frontistes, qui voulaient faire de la Suisse une deuxième Allemagne nazie...
Le mouvement d'extrême droite s'étendait jusqu'au parti catholique-conservateur et aux radicaux. Des jeunes libéraux-radicaux ont cofondé le Front national à Zurich. En 1934, un congrès fasciste international s'est tenu à Montreux. La Suisse faisait partie d'un fascisme globalisé. Après 1945, les choses ont changé. Il y a un rapport en trois volumes du Conseil fédéral, et ça a été considéré comme le point final. Et depuis, la Suisse a oublié son passé d'extrême droite.
Le fascisme suisse était-il un phénomène à part?
Ce n'était pas un phénomène marginal. Ses effets se sont fait sentir pendant longtemps. En 1975, trois hommes qui étaient d'anciens membres du Front national ont été élus au Conseil national. Mais à l'époque, cela ne faisait pas partie des préoccupations du moment. Aucune sensibilisaiton n'avait lieu à ce sujet. Votre question est typique de l'image que la Suisse a d'elle-même.
Comment ça?
On pense toujours qu'en Autriche, en Allemagne, et France, les fascistes sont partout, mais qu'en Suisse, il n'y en a pas. L'extrême droite ne peut pas exister! Nous avons réussi à nous affirmer face aux nazis. Telle est l'image que l'on se fait de nous-mêmes. Mais la Suisse n'est pas un cas à part. L'antisémitisme était très prononcé durant l'entre-deux-guerres. Pendant les années 80, il a continué avec le «petit printemps des fronts». Mais tout le monde l'a oublié. La Suisse a mauvaise mémoire à ce sujet.
Comment s'est manifesté le «petit printemps des fronts»?
Il s'agissait de groupes d'extrême droite violents en Suisse alémanique. En 1989, ils ont mis le feu à une maison abritant des réfugiés tamouls à Coire, faisant quatre morts. A Zoug, ils ont fait circuler des demandeurs d'asile dans la ville. L'un des chefs les plus connus était l'extrémiste de droite Marcel Strebel, qui pouvait répandre sa haine raciste au «Zischtigsclub». A cette époque, proportionnellement à la population, plus de personnes ont été tuées par des extrémistes de droite en Suisse qu'en Allemagne, où l'extrême droite était également très répandue.
Aujourd'hui, l'AfD y a le vent en poupe. Ses fonctionnaires affirment que l'UDC est leur modèle. Quels sont les parallèles entre les deux partis?
L'UDC, tout comme l'AfD, fait partie de la famille des partis populistes de droite en Europe. De nombreux partis ont copié ses affiches «mouton» et «anti-minarets». L'UDC partage avec l'AfD le populisme de droite, c'est-à-dire «nous contre ceux d'en haut» et «nous contre les autres de l'extérieur». Les partis ont des liens entre eux. La coprésidente de l'AfD, Alice Weidel, était présente au congrès 2023 de l'UDC-Albisgüetli à Zurich. Andreas Glarner était membre du mouvement d'extrême droite allemand Pro Köln.
Et en quoi les deux partis se distinguent-ils?
L'UDC a une longue histoire en tant que parti établi et intégré au gouvernement. L'AfD est relativement récente: c'est un produit de différents courants, de mouvements de protestation ainsi que de scènes d'extrême droite d'Allemagne de l'Est.
Pourquoi l'UDC est-elle au gouvernement en Suisse?
Le système politique suisse part du principe que le plus grand nombre possible d'électeurs doit être intégré dans l'exécutif.
Cela ne protège-t-il pas justement l'extrême droite?
L'UDC n'a pas atténué ses positions et son discours au cours des 20 dernières années.
La plateforme de recherche allemande Correctiv vient de révéler un présumé plan secret de «remigration» au sein de l'AfD. Une telle action semble impensable en Suisse.
Ueli Maurer a récemment accordé une interview à la chaîne Internet suisse Hoch2.tv, dans laquelle il a parlé de la pandémie comme d'une «hystérie» et de «l'hypnose de masse». Trois semaines plus tard, Martin Sellner était invité au même endroit.
Martin Sellner est le célèbre Autrichien d'extrême droite qui a donné une conférence lors de la réunion secrète de l'AfD.
En Allemagne, des centaines de milliers de personnes manifestent contre la droite depuis la publication du rapport de Correctiv. En Suisse, après l'annonce de la réunion secrète, Martin Sellner a été interviewé pendant plus de 30 minutes sur son ineffable terme de «remigration». Et presque personne ne réagit.
Pourquoi l'UDC n'est-elle pas considérée comme une organisation d'extrême droite chez nous?
Je ne qualifierais pas l'UDC d'extrême droite, mais de populiste de droite. Mais elle a quand même des liens avec les milieux d'extrême droite. Une candidate de l'UDC au Conseil national de Winterthour a collaboré avec le parti Junge Tat. L'UDC a établi des liens avec Mass-Voll, bien que Nicolas Rimoldi se soit déjà fait photographier avec Martin Sellner. L'UDC se distancie toujours de l'extrême droite dès que le parti est critiqué par les médias.
Est-ce que vous subissez des critiques à cause de vos évaluations?
Les réactions négatives sont rares.
Vous faites aussi des recherches sur d'autres thèmes. Un projet de recherche que vous avez dirigé montre un fait très intéressant: l'obsession actuelle pour une alimentation saine et le fitness trouverait son origine en Suisse. Comment cela se fait-il?
Au début du 20e siècle, le mouvement de la réforme de la vie voulaient que les adeptes renoncent à la viande, au tabac, à l'alcool. Ils faisaient attention à leur corps et idéalisaient la nature. La recherche a longtemps négligé le fait que la Suisse était une plaque tournante de ce mouvement de réforme de la vie au sein de l'Europe. Elle est d'ailleurs restée active bien après la Seconde Guerre mondiale.
Pourquoi en Suisse, en particulier?
La Suisse était considérée comme un paradis naturel: les montagnes comme un refuge contre le quotidien trépidant des villes, les naturopathes de Suisse voyageaient dans toute l'Europe. Des revues et des associations réformatrices de la vie virent le jour et, contrairement à l'Allemagne, certaines d'entre elles perdurèrent après 1945. Leur influence s'est fait sentir jusque dans les années 70 et 80.
Comment celle-ci s'est-elle manifestée?
Le célèbre réformateur de la vie et pionnier du naturisme Werner Zimmermann s'est opposé aux centrales nucléaires. Le style alimentaire végétarien et biologique des réformateurs de la vie était très répandu dans les milieux alternatifs des années 70 et a accru la sensibilisation aux questions environnementales.