Que leur utilisation soit commerciale, institutionnelle… ou amicale, l’utilisation des chatbots — ou agents conversationnels — par les internautes suisses a récemment connu un bond, confirmé ce mardi 16 avril par un sondage du portail Comparis.ch. La mise à disposition de ChatGPT en novembre 2022 est pour beaucoup dans ce phénomène.
Des concurrents comme Gemini de Google ont depuis rejoint l’outil développé par OpenAI. Ce sont désormais 72% des Suisses qui, lors de leurs recherches en ligne, préféraient s’adresser à un chatbot plutôt qu’à un humain, afin de gagner du temps dans leurs requêtes. Un chiffre marquant qui a poussé Blick à poser ses questions au sociologue de l’Université de Lausanne Olivier Glassey, spécialiste des usages du numérique, également directeur du Musée de la main, dans la capitale olympique.
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Olivier Glassey, 72% des Suisses qui préfèrent dialoguer avec un chatbot qu’à un humain. C’est plutôt impressionnant, non?
Oui et non. Je me demande si ce n’est pas un comportement presque traditionnel. Je m’explique. Quand on entre dans une boutique, très souvent, les personnes qui y travaillent vous posent la fameuse question: «Est-ce que je peux vous aider?» Et bien souvent, on préfère d’abord chercher par soi-même avant d’être sollicité. Le chatbot est un être hybride. Comme l’employé, c’est un représentant commercial. Mais puisqu’il n’est pas humain, on peut avoir l’impression qu’il nous laisse la capacité d’explorer, de tester des choses. Il n’y a pas d’injonction à lui répondre, contrairement à une discussion avec un humain.
Mais dans le cas de requêtes concernant la santé, cette confiance dans la capacité du robot à nous répondre est bien moindre…
Le registre est sensiblement différent. Il y a ce besoin de certitude d’avoir bien été compris. On a sans doute aussi besoin d’être rassuré quant au fait qu’on est en train d’échanger avec quelqu’un qui nous comprend et qui comprend la demande. C’est-à-dire que l’incertitude d’un dialogue avec un chatbot est assez vite considérée comme insupportable quand il s’agit de parler de sa propre santé.
Pour une raison de protection des données ou de confidentialité?
C’est intéressant. Parce que ça postule qu’avec un interlocuteur humain, il y a des meilleures garanties sur l’usage des données personnelles. On pourrait l’espérer, mais la conversation peut être enregistrée, la personne peut prendre des notes ou entretenir un fichier. Ce qui est vrai, c’est que quand on s’adresse à un chatbot et qu’on lui dit des choses sensibles, objectivement, on ne sait pas où vont atterrir ces données, même sur un site connu. Dans un tout autre domaine que la santé, des utilisateurs se confient totalement à leur chatbot, car il ne les juge pas.
Vous pensez à quel domaine?
À la prolifération des chatbots dits d’amitié ou de compagnonnage sur les smartphones. L’ampleur du phénomène est difficile à quantifier. Mais on sait, par exemple, qu’il y a déjà deux ans en Chine, des centaines de millions de personnes utilisaient ces agents conversationnels. Ce n’est pas anecdotique. Tout ça pour dire que les chatbots évoluent dans des univers très, très différents. Que ce soit dans le domaine de la santé, dans celui des amitiés virtuelles, de l’administration publique ou des sites commerciaux traditionnels. Avec ChatGPT, ce mode de fonctionnement s’est répandu sur énormément de plateformes.
Avec à chaque fois des usages et des buts divers, j’imagine…
Oui, des attentes, des craintes… mais aussi des exaspérations spécifiques. Car ces systèmes fonctionnent, mais ne sont pas complètement efficaces. Il subsiste parfois des incompréhensions et leurs infos sont imprécises. Les chatbots nous forcent à nous engager dans des explicitations, qui peuvent être perçues comme pénibles.
Autre point du sondage intéressant: 62% des gens semblent être satisfaits de leur interaction avec ChatGPT ou les outils équivalents…
C’est vrai. Ces systèmes-là ont fait d’énormes progrès ces deux dernières années. Les chatbots qui existaient déjà depuis un moment étaient assez bornés, stupides et mécaniques. Cette nouvelle génération est capable de comprendre un minimum le contexte de la conversation, d’avoir une petite mémoire des échanges précédents. Ça change passablement la donne sur l’impression d’avoir un dialogue sensé avec une machine.
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Et vous-même, vous êtes satisfait de votre utilisation des chatbots?
J’utilise énormément l’intelligence artificielle. Par contre, j’ai de la peine à utiliser les chatbots. Quand j’arrive sur une page où l'un d'entre eux se manifeste spontanément, ça ne m’intéresse pas. Je fais un usage exploratoire des agents conversationnels, mais je ne les considère pas comme un auxiliaire d’achat efficace pour l’instant.
De fait, l’utilisation de ces outils a l’air d’avoir bien augmenté depuis 2021…
Depuis presque deux ans et la mise à disposition de ChatGPT, il y a eu un énorme phénomène d’apprentissage sociétal. Beaucoup de gens se sont amusés à expérimenter, surtout les versions gratuites. Maintenant, quand ils rencontrent un chatbot sur une page internet d’un commerce ou d’une administration, ce n’est plus du tout une nouveauté.
C’est une question de confiance, en somme.
Oui, mais la confiance n’est pas donnée. Elle se construit. C’est dans le temps et dans les expériences que, petit à petit, les gens vont s’approprier — ou non — ces systèmes-là. Le résultat des courses n’est pas encore donné. Il y a la manière dont les acteurs publics et privés s’engagent à être transparents sur l’utilisation de ces systèmes-là. Et puis, l’expérience personnelle peut avoir un effet positif ou négatif sur la confiance accordée.
C’est-à-dire?
Une des définitions sociologiques de la confiance, c’est de se trouver face à quelqu’un — ou en l’occurrence à quelque chose — dont on peut suffisamment anticiper le comportement à l’avance. Les chatbots doivent construire un régime de confiance. Assurer que les demandes sont bien prises en compte, si c’est de l’administration publique. Ou qu’une prestation commerciale offre vraiment les meilleurs prix. Et dans le cadre de la santé, rendre attentif à la nécessité d’aller interroger un professionnel médical.
Donc la question, c’est de savoir comment la population va s’y adapter?
Effectivement, mais il peut aussi y avoir des effets de résistance. Snapchat avait proposé un compagnon à ses utilisateurs, qui n’a pas été bien reçu. Les gens ne sont pas forcément béats devant la technologie. Il peut y avoir des effets de lassitude. Pour l’instant, on est encore dans une phase de découverte un peu émerveillée.
Et ensuite?
Peut-être que dans un moment, des gens exigeront de parler à un humain, de ne plus avoir affaire à un chatbot. Mais il est beaucoup trop tôt pour le dire. Dans la sociologie des usages, on considère qu’il faut plusieurs dizaines d’années pour qu’une technologie soit diffusée dans la société et utilisée par une grande partie des personnes. Dans ce cas-là, cela a été fulgurant, comme on peut le constater avec ce sondage. Mais sur le plan de la confiance, l'histoire qui reste à écrire.
Enfin, la question des emplois dans le domaine du conseil clientèle se pose?
Beaucoup d’économistes se sont prononcés sur la question du rapport à l’emploi. C’est une innovation qui va supprimer certains emplois, en créer d’autres… Ce qui me paraît déjà établi, c’est qu’on va entrer dans une phase de transition, voire de perturbations. Dans les domaines informatiques, dans les services et les médias aussi, il y a des explorations très sérieuses de l’utilisation massive de ces outils de façon à rationaliser les coûts. À mon avis, on n’est plus dans la fiction, mais dans la réalité des annonces qu’on voit apparaître assez régulièrement. Mais il faut éviter le catastrophisme.