La déclaration du conseiller aux Etats Daniel Jositsch (PS) mardi devant les médias a fait l'effet d'une bombe. La Commission des affaires juridiques du Conseil des Etats (CAJ-E) s'est penchée sur l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) contre la Suisse dans l'affaire des aînées pour le climat et a pris une décision: elle ne voit «aucune raison de donner suite à l'arrêt de la Cour [...]». L'arrêt relèverait de l'activisme judiciaire, «surcharge» le développement du droit et nuit à la CEDH en tant qu'institution.
Oliver Diggelmann, professeur de droit international public à l'Université de Zürich, faisait partie des experts entendus par la commission. Dans une interview accordée au Beobachter, il porte un regard critique sur l'arrêt, mais estime que la Cour est indispensable pour l'Europe et la Suisse. Interview.
Oliver Diggelmann, la commission juridique du Conseil des États dit que l'arrêt sur le climat rendu contre la Suisse relève de l'activisme judiciaire. A-t-elle raison?
Je ne le formulerais pas ainsi. Mais le jugement a l'air d'avoir été construit en vue d'un résultat souhaité à mes yeux. J'y vois un certain objectif de pouvoir dire: «La Cour a fait quelque chose, au moins symboliquement.»
Dans quelle mesure cet arrêt est une «construction»?
La CEDH argumente par la violation du droit à la vie privée. Le manque de protection contre le changement climatique est une violation du droit à la vie privée? Dites-le une fois à haute voix et vous constaterez à quel point cela sonne bizarre. La majorité des juges ont une conception des droits de l'homme qui, à mon avis, va trop loin en ce qui concerne le droit à la vie privée.
Mais la crise climatique est un problème qui nous concerne tous.
Bien sûr que oui. Mais il n'existe pas une garantie des droits de l'homme pour chaque grand problème politique qui dicterait à l'Etat la direction à prendre. Les juges ne sont pas des solutionnaires finaux généraux des problèmes comme l'entendrait l'idée des droits de l'homme. Si tout est un droit de l'homme, plus rien n'est un droit de l'homme.
Que voulez-vous dire?
Les droits de l'homme sont une réponse au fait qu'une personne est victime d'une intervention de l'État qui la touche spécifiquement, par exemple la prison sans contrôle judiciaire. Ils ne sont pas faits pour des problèmes politiques comme le changement climatique, qui touchent tout le monde de la même manière. Il a fallu beaucoup d'acrobaties juridiques pour que le tribunal accepte la plainte. Ce dernier a saisi une question politique comme relevante des droits de l'homme et l'a ainsi soustraite au processus démocratique.
Dans le jugement pour les aînées du climat, les mesures que la Suisse doit prendre ont délibérément été laissées ouvertes. Cela laisse une grande marge de manœuvre démocratique.
C'est vrai, mais c'est aussi un peu une astuce. Si le tribunal fixe un objectif et laisse ouverte la question de savoir comment l'Etat y parviendra, il s'est tout de même approprié la question décisive. Mais ce n'est pas vraiment une surprise pour moi. Depuis les années 1990, il y a une tendance à reformuler les questions politiques, chaque fois que c'est possible, comme des problèmes de droits de l'homme.
Mais la Convention des droits de l'homme date de 1950. On s'intéressait à peine au changement climatique à l'époque. Ne pensez-vous pas que la Convention doit évoluer pour pouvoir remplir sa mission aujourd'hui?
Il va de soi que l'interprétation doit tenir compte des changements sociaux. Mais la question est de savoir comment. Il y a eu beaucoup d'évolutions qui, avec du bon sens, sont couvertes par les droits de l'homme, comme la protection des données, l'émancipation des minorités sexuelles ou la protection contre la presse agressive. Mais une protection climatique insuffisante comme violation du droit à la vie privée? C'est une décision qui me semble arbitraire et qui entame la confiance dans la CEDH.
La commission du Conseil des Etats est du même avis et ne veut pas appliquer l'arrêt. Si même des Etats comme la Suisse n'appliquent les jugements que lorsque cela les arrange, à quoi sert encore la convention?
Avec tout le respect que je vous dois, vous exagérez. La Suisse est particulièrement fidèle au droit international et applique bien les jugements. Mais il s'agit ici d'un cas particulier. Je trouve la critique du Conseil des Etats tout à fait légitime. Mais la non-application d'un jugement n'est évidemment pas une solution.
Comment réagiriez-vous à ce jugement?
Je crois qu'il faudrait reconnaître que les juges se sont trompés. On pourrait également faire du lobbying pour que le tribunal remplisse son rôle conformément à son mandat.
Qu'est-ce que cela signifie, remplir son rôle conformément à son mandat?
Les droits de l'homme doivent pouvoir être approuvés par l'ensemble du spectre démocratique. Il faudrait s'orienter vers l'idée d'un pare-feu résistant sur lequel on peut s'accorder largement au sein de la société. C'est ainsi que les droits de l'homme déploient leur force morale. Ils représentent le cadre dans lequel nous nous battons pour nos idées politiques et essayons de stopper l'adversaire avec des arguments.
Même si vous interprétez le mandat différemment, vous défendez la Cour en tant que telle?
Absolument. Même si je trouve ce jugement problématique, il y en a beaucoup qui se produisent dans chaque tribunal important. Ce qui est clair, c'est que nous avons besoin de la CEDH pour protéger les individus. Cette cour est trop importante pour que nous puissions nous en passer. Pour la Suisse, pour notre démocratie, pour notre Etat de droit... car nous aussi avons des points aveugles en matière d'Etat de droit.