Au début de l’automne, par un temps pluvieux, c’est un océan de grisaille qui accueille le pendulaire débarqué à Pont-Rouge de bon matin. Quelques mois plus tôt, en pleine canicule, on y mourait de chaud en rentrant chez soi vers 17h – asphyxié entre les murs de béton de ce nouveau centre-ville de Genève.
Pont-Rouge est un îlot de chaleur. Une mer de béton. Et, parmi les nouvelles constructions, ce n’est pas le seul: Praille-Acacias-Vernets, Communaux d’Ambilly, l’Étang à Vernier, que des quartiers cimentés «à l’ancienne»… Chaque semaine, nous recevons autant de mails nous avisant de nouveaux travaux que de messages vantant Genève comme une ville d’avenir pour la durabilité.
Ce qui amène à s’interroger: pourquoi, alors que l’écologie semble, sur le papier, être au cœur des préoccupations, n’y a-t-il que du béton qui sort du sol? Est-ce vraiment un problème et, si oui, que peut-on faire pour y remédier?
Pour tenter de trouver des réponses, on se penche sur le cas représentatif de Pont-Rouge, avec une chercheuse spécialisée en politiques urbaines et en bétonnage, un urbaniste (qui a souhaité rester anonyme) et un bureau d’architectes – celui qui a fait naître ce quartier genevois. Blick est aussi allé frapper à la porte des CFF, à l’origine du projet.
Spoiler alerte: non, le béton n’est pas un matériau durable. Et s’il pullule encore, c’est à cause de la rigidité des procédures légales qui encadrent les constructions, et des intérêts financiers de ceux qui bâtissent. Car, selon nos deux experts en urbanisme: oui, on peut faire autrement.
Avant de décortiquer le cas Pont-Rouge, il convient de comprendre pourquoi le béton – son matériau phare – est un problème à l’échelle mondiale. «Si le béton utilisé sur la planète était un pays, il serait le troisième émetteur mondial de gaz à effet de serre, juste derrière la Chine et les États-Unis», écrit par exemple le magazine «Geo» sur son site.
Et pour cause: ce dernier est composé de ciment, qui est la matière la plus consommée dans le monde – à raison de quelque 150 tonnes par seconde. Il représente à lui tout seul 7% des émissions mondiales de dioxyde de carbone (CO2), selon la Global Cement and Concrete Association (GCCA). C’est trois fois plus que le transport aérien, par exemple.
Armelle Choplin, professeure associée au Département de géographie et environnement de l’Université de Genève, explique: «Il est surtout polluant à cause de ses conditions de production, de l’industrie du ciment qu’il y a derrière. Il faut broyer du calcaire et le porter à une très haute température ensuite – près de 1500 degrés – pour obtenir du ciment, qui mélangé à de l’eau, du sable et des granulats, donne ensuite le béton.»
Avant de décortiquer le cas Pont-Rouge, il convient de comprendre pourquoi le béton – son matériau phare – est un problème à l’échelle mondiale. «Si le béton utilisé sur la planète était un pays, il serait le troisième émetteur mondial de gaz à effet de serre, juste derrière la Chine et les États-Unis», écrit par exemple le magazine «Geo» sur son site.
Et pour cause: ce dernier est composé de ciment, qui est la matière la plus consommée dans le monde – à raison de quelque 150 tonnes par seconde. Il représente à lui tout seul 7% des émissions mondiales de dioxyde de carbone (CO2), selon la Global Cement and Concrete Association (GCCA). C’est trois fois plus que le transport aérien, par exemple.
Armelle Choplin, professeure associée au Département de géographie et environnement de l’Université de Genève, explique: «Il est surtout polluant à cause de ses conditions de production, de l’industrie du ciment qu’il y a derrière. Il faut broyer du calcaire et le porter à une très haute température ensuite – près de 1500 degrés – pour obtenir du ciment, qui mélangé à de l’eau, du sable et des granulats, donne ensuite le béton.»
D'où vient notre passion pour ce mortier? Il a connu un grand boom en Europe lors des deux premières révolutions industrielles. Mais les chaînes d’immeubles bétonnés, tels que nous les connaissons aujourd’hui, doivent en grande partie leur existence au Corbusier, qui propose, dès 1914, le principe de la maison «domino»: rapide, pas chère, dense. Lorsqu'il a fallu reconstruire l’Europe, après la Seconde Guerre mondiale, le modèle s’est imposé comme une évidence.
Pourquoi Pont-Rouge est un problème écologique?
Aujourd’hui, nous avons découvert qu’il s’agit d’un cadeau empoisonné. Hormis son importante empreinte carbone, le béton est aussi gourmand en attention. Armelle Choplin est professeure associée au Département de géographie et environnement de l’Université de Genève, et au Global Studies Institute. Le béton est son sujet de prédilection. D'entrée de jeu, la chercheuse soulève les problèmes qu'il pose.
À commencer par sa longévité: «Au bout de soixante ou septante ans, il faut le réparer. Il s’écroule s’il n’est pas entretenu. Alors qu’on nous avait vendu un matériau que tout le monde croyait immuable, durant le siècle passé.» Ainsi, de très nombreux bâtiments en béton, construits à la hâte à travers toute l’Europe pendant les Trente Glorieuses, doivent aujourd’hui subir de lourdes rénovations.
Il est pour l’heure difficile d'imaginer les problèmes d’entretien que posera Pont-Rouge dans soixante ans, tant le projet est récent – même pas encore terminé. La dernière esplanade, par exemple, doit encore voir le jour en automne 2023. En revanche, la hausse du thermomètre risque de s’y faire sentir plus fortement que dans le Parc des Eaux-Vives, par exemple: en 2030, il devrait y faire la même température… que dans les Pouilles, en Italie.
Ce quartier, construit et financé par les CFF, est aujourd’hui aux mains de diverses compagnies. Le grand groupe immobilier Swiss Prime Site Immobilien est propriétaire du bâtiment Alto Pont-Rouge. Mais le périmètre du quartier est détenu par plusieurs copropriétaires, dont les CFF, la Caisse de prévoyance de l'État de Genève (CPEG), la Bâloise et Swiss Life.
C’est le bureau d’architectes Pont12, situé à Chavannes-près-Renens (VD), qui avait remporté son concours en 2012. Interrogés, les Chemins de fer fédéraux affirment avoir investi au total 350 millions de francs dans le projet, «développé en collaboration avec le canton et la Ville de Lancy».
- Canyons de chaleur
Commençons par l’extérieur: les chemins bétonnés sont situés au-dessus des parkings souterrains… bétonnés. Autour, des immeubles avec des façades en granite noir. En été, l'agrégation de ces matériaux crée un «canyon de chaleur», où cette dernière est emmagasinée, explique l’urbaniste interrogé. Ce qui est une double peine, le parking étant déjà inéluctablement une grande source de pollution.
Dans le même élan, Armelle Choplin stipule que «plus un bâtiment est de couleur foncée, plus il va absorber de chaleur, qui y reste ensuite stockée. C’est pour cela que les quartiers sombres, en béton ou en matière minérale, créent des îlots de chaleur.»
Antoine Hahne, du bureau d’architectes Pont12, était l’une des chevilles ouvrières du projet Pont-Rouge. Il a accepté de nous parler technique, sans donner de chiffres précis. Et il confesse de fait que la verdure, qui permet, entre autres solutions, de lutter contre les canicules irrespirables, n’était pas une priorité pour les mandataires.
«Dans le cahier des charges, il était clairement mentionné qu’il ne fallait pas faire de grands jardins verts, car il y a des milliers de personnes qui travaillent et circulent dans ce quartier chaque jour. Il fallait donc des surfaces minérales, qui permettent de circuler en grand nombre», affirme Antoine Hahn.
- Isolation et ventilation douteuses
Quant aux bâtiments eux-mêmes – cinq au total – ils présentent également un certain nombre d’inconvénients. Nous avons parlé des façades minérales noires, qui emmagasinent la chaleur en été, et qui sont isolées avec une laine elle aussi minérale. La structure des immeubles, soit les poteaux et les dalles, sont en béton.
À l’intérieur, la ventilation y est en double flux, avec un système de «récupération d’énergie», qui permet de limiter les dépenses, certes, mais dont le bilan carbone n’en est que légèrement réduit. Ainsi, «les fenêtres ne s’ouvrent pas, notamment en raison des contraintes de la Protection contre les accidents majeurs (OPAM), car il y a des transports de matières inflammables ou explosives sur les voies ferrées juste à côté», explique l’architecte du bureau Pont12.
Les bâtiments ainsi construits «en minergie», comme c’est le cas de ceux de Pont-Rouge, sont vendus comme étant énergiquement peu gourmands. Sauf que, «étant donné qu’on ne peut pas y ouvrir les fenêtres, les locataires sont entièrement dépendants du système électronique qui régule la température à l’intérieur», explique Armelle Choplin. Ce système régulateur de température, lui, consomme bel et bien de l’énergie. «Parmi les bâtiments construits aujourd’hui, très peu sont pensés avec une ventilation naturelle», regrette-t-elle.
- Les «normes» en cause
Pourtant, Antoine Hahn assure que la durabilité faisait partie des préoccupations lors de la conception des lieux, en précisant que «les CFF ont leur protocole interne pour une démarche durable.» Il s’agit du label allemand DGNB, dont SBB AG Immobilien, la branche immobilière des CFF, sont eux-mêmes membres.
Dans la brochure officielle de présentation du label en Suisse, il est écrit que «le système suisse de certification DGNB de la SGNI s’appuie sur des critères définis par le Conseil allemand de la construction durable (DGNB). Le standard international DGNB est appliqué avec succès dans plus de 20 pays (...)». Après lecture, la force de l’efficacité écologique de ce certificat peut être débattue.
Les critères pour l'évaluation DGNB étant les suivants: 22,5% des points sont attribués pour la «qualité écologique» du lieu, 22,5% pour sa «qualité économique», 22,5% pour sa «qualité fonctionnelle et socio-culturelle», 15% pour sa «qualité technique», 12,5% pour sa «qualité des processus», et 5% pour l’emplacement.
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Lorsqu’on lui demande s’il n’aurait pas pu faire mieux pour le climat, l’architecte se dédouane et rétorque qu’il a, en réalité, largement hérité du travail des urbanistes qui l’ont précédé: «Le cadre était assez rigide, le plan localisé de quartier donnait des règles strictes, avec une forme et des hauteurs prédéfinies, qu’il fallait reprendre. Il devait obligatoirement y avoir un certain nombre de mètres carrés de bureaux, environ 120’000 m2, et de commerces, par exemple.»
Et d’ajouter: «Nous avons malgré tout tenté d’intégrer des îlots de verdure, notamment à travers les parkings: certains arbres ont pu y préserver leurs racines. Et le chantier n’est pas complètement terminé, nous avons prévu des grandes loggias végétalisées sur les balcons.» Pour l’heure, seules quelques maigres tiges de verdure ornent certaines des façades. Antoine Hahne admet que c'est moins vert que ce qu'il projetait en concevant le projet. Et il souligne que, pour que la végétation initialement prévue pousse, il faut l'entretenir: «J'ai l'impression que cela n'a pas vraiment pris, car les locataires ne s'en occupent pas ou peu.»
Pourquoi personne n’a rien dit avant?
Comment se fait-il que, en 2021, avec toutes les angoisses et préoccupations écologiques que nous connaissons, un tel colosse de béton ait pu émerger au milieu d’une ville qui veut pourtant atteindre l’objectif «10 fois moins d’émissions de gaz à effet de serre d’ici 2050 par rapport à aujourd’hui», sans que personne ne bronche?
Tout simplement parce que le temps moyen entre la conception et la construction d’un projet est de sept à… vingt ans. Ainsi, Pont-Rouge a été pensé entre les années 2000 et le début des années 2010, alors que les avancées techniques et les inquiétudes climatiques étaient moins importantes. Sachant que le bureau Pont12 architectes a remporté le concours lancé par les CFF en 2012. Et que, dix ans auparavant déjà, un concours d’urbanisme avait été lancé pour déterminer le «plan localisé de quartier».
En Suisse, il n’est pas possible (ou extrêmement compliqué) de modifier les projets de construction en cours de route, à cause de la rigidité de la loi. Les bâtis sont une affaire communale. A priori démocratique. C’est dans la Constitution: les citoyens doivent être consultés lorsqu'un projet émerge de terre, d’où la périodique publication d’«avis d’enquête» dans la presse écrite.
Mais, même si oppositions il y a, le Conseil communal peut décider de passer outre via un vote à la majorité. Les opposants peuvent certes poursuivre au Tribunal cantonal puis fédéral, mais ces cas remportent rarement gain de cause, estiment de concert deux de nos interlocuteurs.
Peut-on corriger le tir?
La solution serait donc de modifier les projets en cours de route, au gré des avancées scientifiques et des préoccupations de notre société. Pour pouvoir le faire, il faudrait assouplir les processus de construction au niveau légal. Si la volonté politique y est, l’experte Armelle Choplin pense qu’on pourrait aspirer à des villes d’avenir réellement durables, avec un bilan carbone neutre.
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Il y a, par exemple, l’idée d’un retour à une architecture plus vernaculaire, ou biosourcée, c’est-à-dire en phase avec les matériaux naturels disponibles à proximité, et le climat local. «Bois, bambou, paille, énumère la chercheuse… Chez nous, évidemment, la filière du bois est trop petite pour satisfaire la demande à elle toute seule. En revanche, nous pourrions mieux associer les matériaux, et mieux penser la ventilation naturelle.»
Autre réflexe qui n’est pas encore acquis? Réparer plutôt que jeter. Armelle Choplin avance: «Au lieu de détruire des bâtiments et d’en reconstruire d’autres une fois qu’ils commencent à s’écrouler, l’on pourrait essayer de recycler les matériaux et les réhabiliter. Isoler mieux, entre autres. Mais, évidemment, cela coûte souvent plus cher que de tout raser et reconstruire…»
En effet, l’écologie, dans le domaine de l’immobilier, n’est pas encore forcément rentable. Antoine Hahn n’ose pas dire le contraire: «La section immobilière des CFF cherche certes aussi à maximiser les bénéfices, pour financer le transport. Ils construisent donc aussi pour pouvoir louer des surfaces à des prix relativement élevés.»